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Tchitchikof devint blanc comme son linge. Il voulut dire quelque chose, mais ses lèvres seules remuaient ; sa langue était glacée dans sa bouche.

« Rossez-le ! » criait Nozdref en s’élançant en avant, son tuyau de merisier à la main, tout en feu, tout en sueur comme s’il marchait à l’assaut d’une forteresse inaccessible. « Rossez-le ! » criait-il de la même voix qu’au moment d’un grand assaut véritable, crie à sa compagnie : « Camarades ! en avant ! » un petit sous-lieutenant quelconque, dont la bravoure désespérée est déjà si connue qu’il y a eu ordre de l’arrêter par les bras et par les épaules au moment de la plus grande chaleur du combat. Que faire ? le jeune héros est en proie au vertige guerrier, son imagination est ébranlée ; devant ses yeux s’offre l’image de Souvarof, et la journée aura des gloires pour les vrais braves. « Camarades ! en avant ! » crie-t-il en avançant toujours, sans penser que là où il entraîne du monde, des milliers de canons de fusil sont tenus en joue dans les embrasures de ces murs épais, inaccessibles et qui montent jusqu’aux nues, qu’il va, comme un léger duvet, être emporté dans l’air avec tous ses hommes, et que déjà siffle le globule fatal qui va traverser d’outre en outre la gorge d’où s’échappent ces belliqueuses exclamations.

Mais si Nozdref, ici, représentait assez bien le désespéré sous-lieutenant s’élançant pris de vertige contre la forteresse assiégée, il est juste de convenir, d’une autre part, que le fort, contre lequel il s’avançait si crânement, ne ressemblait en rien à la forteresse imprenable, inaccessible, de mon parallèle. Nous reconnaissons que, bien au contraire, l’homme-forteresse éprouvait une telle frayeur que l’âme lui était descendue sous la plante du pied.

Déjà la table dont Tchitchikof avait espéré se faire un rempart venait de lui être enlevée par l’agression des vils satellites de l’assaillant ; déjà, l’œil clignotant, le courage presque éteint, il allait se résigner, la mort dans le cœur, à faire sur lui-même l’épreuve du tuyau tcherkesse de son hôte, et Dieu sait ce qu’il serait advenu de lui ! mais il plut aux destins de préserver les côtes, les épaules, l’épine dor-