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sur le plancher, il y avait des dessins en miettes de pain et tabac à demi consumé, mais on voyait sur la nappe même des placards de cendre écrasée.

Nozdref ne tarda pas à paraître, mais vêtu comme il l’avait été dans la cour ; il n’avait rien, absolument rien sous la robe de chambre, et il était tout fier de l’épais bocage qui croissait plantureusement dans le creux de sa poitrine. Debout, tenant à la main son long tchoubouck[1], et toutefois prenant son thé à la cuiller, il semblait poser pour les peintres, qui ont le bon goût de haïr à la mort les muguets de salon à taille serrée et à coiffure soit frisottante, soit tondue ras comme celle des recrues fraîches.

« Eh bien ! quelle est ton idée, voyons ? dit Nozdref après quelques instants de silence ; si tu veux mes morts, jouons-les.

— Je t’ai dit que je ne joue pas. Je suis prêt à te les acheter.

— Et moi, je ne veux pas vendre. On ne se vend rien entre amis. C’est bien moi qui irai faire, dans ce genre-là, de la spéculation, des profits de roubles et de copecks ! Une petite banque, c’est tout autre chose. Allons, voyons, ce sera fait en un tour de main ; viens couper.

— Je t’ai dit que non.

— Et faire un échange, cela te va-t-il ?

— Pas davantage.

— Eh bien, écoute, jouons aux dames ! Ho ho ! là, tu me les gagneras toutes… c’est que j’en ai vraiment beaucoup, et c’est du dernier ridicule qu’on ne puisse pas les faire radier dans les matrices. Hé, Porphiri ! apporte-nous ici le damier… ici, bien… non, là… là… et vois s’il y a tous les pions.

— C’est un soin inutile ; je ne jouerai pas.

— Ce n’est plus la banque, ça ; aux dames il n’y a plus de hasard… et pas moyen de tromper ; on joue mieux ou plus mal, tout dépend de là. Je commence par te déclarer

  1. Ce mot, qu’on a déjà vu, désigne un tuyau de pipe à l’orientale, souvent long de deux mètres.