Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/161

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vers la cour, dans l’écurie, où il ordonna à Séliphane d’atteler promptement sa britchka ; et, comme il retraversait la cour, il se rencontra nez à nez avec Nozdref qui, la pipe à la bouche, était, lui aussi, en robe de chambre flottante. Nozdref salua amicalement son convié et lui demanda comment il avait passé la nuit. Tchitchikof murmura assez sèchement une de ces réponses qui n’en sont pas une, mais qui ont pour objet d’en tenir lieu.

« Eh bien, moi, frère, dit Nozdref, figure-toi que, toute la nuit, j’ai été assiégé dans les règles par de si dégoûtantes ordures que je ne pourrais sans horreur en faire le récit ; pour t’en donner seulement une idée, il m’a semblé, plus d’une heure, je crois, que j’avais dans la bouche toute une horde de vampires microscopiques célébrant des jeux et faisant les grandes manœuvres, et à la fin, pour abréger, figure-toi que j’ai rêvé qu’on me battait de verges ; et devine qui me houspillait… mais non, tu ne devinerais jamais, c’étaient… quelle absurdité, pense donc !… c’étaient Potsélouiëf et Kouftchinnikof ! »

Tchitchikof pensa : « Pourquoi n’est-ce qu’un cauchemar ? Et que ne viennent-ils, en effet, te donner sur le cuir de bonnes et durables marques du grand cas qu’ils font d’un héros de foire tel que toi ?

— Et les drôles n’y allaient, ma foi, pas de main morte… Je me suis naturellement réveillé tout en nage, et avec d’horribles cuissons par tout le corps. Ces cuissons, tu te doutes bien d’où elles venaient. Çà, va donc t’habiller, je suis à toi tout à l’heure ; mais avant tout il faut que je lave énergiquement la tête à ma canaille d’intendant, pour la manière dont il tient ma maison en ordre et propreté quand je n’y suis pas. »

Tchitchikof rentra, se rasa, se lava à grande eau et s’habilla. Lorsque ensuite il passa dans la salle à manger, il y trouva une table portant avec une bouteille de rhum entamée tout ce qu’il faut pour le thé. Par toute la chambre on voyait les traces du dîner et du souper de la veille. Il paraît que le balai de crin faisait, dans les appartements de cette maison de fort rares apparitions. Non-seulement