Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/160

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’avoine à ses chevaux… ils n’ont qu’à s’accommoder du foin tout seul. »

Tchitchikof était bien loin de s’attendre à une pareille conclusion. Nozdref ajouta en s’adressant à lui : « Je voudrais de tout mon cœur ne t’avoir jamais vu ! »

Il y avait, on le voit, mésintelligence entre l’hôte et son convié, mais non pas rupture ; la preuve, c’est qu’après ces explications ils ont soupé ensemble. Mais il ne parut aucun de ces vins à dénominations savantes ; la seule bouteille qui fut mise sur la table entre les deux convives portait sur l’étiquette le nom de vin de Chypre ; le contenu était, à tous égards, une détestable piquette.

Après le souper, Nozdref dit à Tchitchikof, en l’emmenant dans une chambre latérale où on lui avait préparé un lit : « Voici ton lit ; mais je ne veux pas te souhaiter une bonne nuit ; tu ne vaux pas ça ! » Et il sortit.

Tchitchikof resta seul, dans la plus fâcheuse position d’esprit. Il s’en voulait, il se faisait d’amers reproches d’être venu perdre son temps chez un homme si turbulent, et surtout de s’être conduit comme un véritable insensé en laissant apercevoir à un tel homme le secret de ses excursions. Il se disait que Nozdref, étant redoutable par sa langue, ne manquerait pas de déblatérer, d’inventer des couleurs, d’imaginer des détails à l’infini, de faire d’un grain de sable une roche et de sa roche une montagne ; il fallait s’attendre maintenant à voir courir toute sorte de mauvais bruits. À chaque instant il en revenait à conclure que la conjoncture était fort pénible, sinon même fort dangereuse, et qu’il s’était conduit en véritable étourdi.

Ces pensées le piquaient, le mordaient, lui échauffaient le sang, et, pour surcroît d’infortune, au moment où la fatigue allait lui procurer une heure ou deux d’un repos plus ou moins lourd, plus ou moins réparateur, des armées d’insectes… bref, au lieu de repos et de sommeil, il dut subir une autre petite torture que celle de tantôt.

Il se leva de très-bonne heure, Son premier soin fut de chausser ses bottes, de s’affubler d’une robe de chambre qui avait été déposée sur une chaise, et de se rendre, à tra-