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— Superbe combinaison ! Et moi, je m’en irai à cheval portant l’orgue en sautoir, n’est-ce pas ?

— Pas du tout. Moi, comme ami, je te donnerai une autre britchka. Allons dans ma remise, je te montrerai ton affaire. Tu n’auras que la peine de lui faire donner une couleur à ton choix et un vernis, et tu auras une britchka réellement délicieuse.

— Que ce diable d’homme est assommant ! ouf, je n’en puis plus ! » pensa Tchitchikof.

Et il résolut de repousser à outrance toutes les britchkas, tous les orgues, les étalons et les chiens, malgré l’incompréhensible cambrure des côtes de ceux-ci et leurs pattes ramassées qui ne laissent aucun vestige.

« La britchka, l’orgue et les âmes mortes ensemble… c’est dit !

— Rien de tout cela ! dit Tchitchikof, je ne veux pas.

— Et pourquoi est-ce que tu ne veux pas ?

— Je ne veux pas tout simplement parce que je ne veux pas, et cette raison est très-suffisante.

— Ainsi, voilà comme tu es, toi ! ainsi d’aucune manière avec toi, on ne peut, comme cela se pratique toujours entre bons amis et camarades, faire échange… Au fait, c’est moi qui m’étais trompé ; il y a des hommes à deux visages ; c’est facile à connaître.

— Je ne suis pas tout à fait un imbécile, voilà tout. Juge toi-même : aurais-je donc le moindre bon sens d’acquérir des objets dont je n’ai aucun besoin ?

— C’est bon, ne perds pas tes paroles ; je te connais maintenant à fond, tu n’as jamais été qu’une racaille !… Eh bien, écoute, nous allons faire une petite banque, veux-tu ? Je mettrai tous mes morts sur une carte et l’orgue avec les morts, hein ?

— Bah ! jouer à la banque, c’est se livrer à l’inconnu, » dit Tchitchikof.

Et en même temps il jetait obliquement un regard attentif sur les cartes que son hôte avait tenues longtemps dans les mains. Les deux tailles du jeu et la moucheture du dos des tarots lui semblèrent fort suspectes.