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sitôt la valse de la Reine de Prusse, prise à la cinquième ou sixième mesure, pour entrer, vingt mesures plus loin, en pleine ouverture de la Caravane du Caire. Nozdref, sentant bien qu’il y avait là quelque chose de peu régulier, abandonna la manivelle ; mais il se trouvait dans cet orgue une flûte des plus obstinées, qui persista encore plusieurs minutes à siffloter toute seule, avant d’exhaler deux ou trois grognements sourds dans lesquels elle s’éteignit.

Au jeu de l’orgue succéda une revue de pipes ; il y en avait en bois, en terre blanche, en écume de mer[1] ; il y en avait de culottées et de non culottées, d’encottemaillées de laiton et de non emmaillotées, mais simplement coiffées d’un casque ; il y eut un tuyau de bois de rose surmonté d’un superbe moundchtouk d’ambre, récemment gagné aux cartes, et une bourse à tabac (je crois pouvoir dire une blague) brodée par une certaine comtesse, quelque part, dans une maison de poste, charmante femme qui était tout à coup devenue folle de Nozdref. Selon lui, elle avait des mains du plus exquis superflu, mot de peu d’usage dans le langage russe, mais dont l’emploi, dans la bouche de Nozdref, parut vouloir signifier le comble de la beauté et de la délicatesse dans le modelé.

Après une légère dégustation apéritive consistant en un tout petit morceau ou deux ou trois du fameux balyk rapporté de la foire et un bon verre à madère d’eau-de-vie commune, les trois gentilhommes se mirent à table en d’excellentes dispositions ; il était à peu près cinq heures.

Il paraît que le dîner n’était pas, chez Nozdref, regardé comme un objet digne de beaucoup d’attention ; les plats avaient bien peu de figure ; l’un était brûlé, un autre n’était pas cuit ; le cuisinier, probablement, se livrait sans contrainte à son inspiration du jour : il jetait dans ses casseroles ce qui lui tombait sous la main. Avait-il près de lui du poivre, il mettait du poivre ; un chou, il mettait son chou ; il versait du lait et du sirop de sucre, avec des

  1. Nous disons en écume de mer, puisque le mot est reçu, de l’aveu même du poëte philologue qui a chanté chez nous l’art de fumer.