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fortune, moi ! je tourne la flèche, bon, un pot de pommade ; je tourne… une tasse de porcelaine ; je tourne… une guitare… puis, je tourne, je tourne, je tourne… diable emporte, je reperds mes gains et six roubles argent en sus. Ah ! j’aurais voulu te voir faire la connaissance du lieutenant ! J’oubliais de te dire… nous avons été ensemble à presque tous les bals. Il y en a un où il s’en trouvait une… si légèrement costumée… mais si légèrement… vois tu… je pensais : « Diable emporte ! diable emporte ! ! » Mais Kouftchinnikof, ah l’animal ! oh le dragon ! ah bestia, bestia ! deux heures entières il lui a débité en français (naturellement en français) des compliments brrrr ! Au reste il faut dire qu’il en avait une fameuse réserve même pour les simples petites dames qui n’entendent que le russe… quel luron ! il appelle ça s’ôter le harnais, et faire que le club local se souvienne un peu qu’on est en foire… À propos, un spéculateur avait amené une superbe partie de poisson séché, fumé, des dos d’esturgeon surtout… Ha, justement, j’en ai un là dans l’horrible patache, vous verrez… c’est heureux que je l’aie acheté pendant que j’avais de l’argent. Çà, Tchitchikof, où est-ce que tu vas maintenant, cher ?

— Je vais chez un individu à qui j’ai affaire.

— À tous les diables l’individu, cher ami, tu viens avec moi ?

— Non, puisque j’ai affaire.

— Affaire, affaire !… à d’autres ! Ah ! toi, Opodeldock Ivanovitch ! affaire ! bien trouvé, ma foi !

— Non, vrai, j’ai une affaire à traiter, et urgente même.

— Je parie que tu mens ! Eh bien, voyons, dis, dis chez qui.

— Chez Sabakévitch. »

À ce nom, Nozdref partit d’un de ces éclats de rire à cascades dont seuls sont capables les hommes frais et sains, aux dents de sucre raffiné, aux joues veloutées et rebondies. Un voyageur, qui s’étirait à moitié endormi dans une troisième chambre, ressauta, resta sur son séant une minute ou deux sans pouvoir se rendre compte de ce qui se pas-