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et se versa du ratafia, avala une gorgée et dit aussitôt après l’ingurgitation :

« Vous avez, mère, un bon village là-bas. Combien d’âmes ?

— C’est un village de quatre-vingts âmes, père ; le mal est qu’il y a eu disette l’an passé et une telle disette…

— Cependant les paysans ici sont de bonne mine et leurs chaumières sont solidement construites, autant que j’ai pu voir de la fenêtre. Mais dites-moi votre nom… j’ai été si étourdi… arriver ainsi en plein minuit, vrai, jusqu’à présent…

— Korobotchka, secrétairesse de collège[1].

— Je vous suis bien reconnaissant. Votre nom patronal et celui de votre père ?

— Nastassia Pétrovna.

— Nastassia Pétrovna ! c’est un charmant nom que Nastassia Pétrovna. J’ai une tante, une sœur de ma mère, qui est aussi une Nastassia Pétrovna.

— Et vous vous appelez, vous ? dit interrogativement la dame… vous êtes, n’est-ce pas, notre zacédâtel[2] ?

— Non, mère, répondit en riant Tchitchikof. Je ne suis pas un magistrat en tournée ; je voyage pour moi, pour mes affaires privées.

— Ah ! tu achètes, oui, tu achètes les produits, j’y suis. Que je suis donc fâchée à présent d’avoir vendu à si bon marché aux marchands tout mon miel ! voilà père, toi, tu me l’aurais acheté.

— Justement je n’aurais pas acheté de miel, pour sûr.

— Eh quoi donc ? alors mon chanvre ? Qu’est-ce que je dis ? cette année, il m’en reste si peu, quinze ou vingt livres.

— Non, mère, je m’occupe d’un autre genre de mar-

  1. En Russie, la femme ou la veuve d’un capitaine est une capitainesse, d’un officier, une officière, d’un conseiller d’État actuel, une conseillère, une Excellence pour la vie.
  2. Magistrat civil dont la juridiction ne peut avoir d’analogue exact en France. Dans les opérations du recensement, il va de domaine en domaine, et sa présence fait grande sensation dans tout son district.