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bonté, qu’il était aussi impossible de les refuser que de s’en offenser.

Quand elle se transportait d’un lieu à un autre, un des jeunes gentilshommes qui l’accompagnaient toujours, était spécialement chargé d’aller à la découverte des vieillards et des malades indigents, et de leur distribuer, de sa part, de riches aumônes ; ce qui lui donnait la réputation d’ange tutélaire, de seconde providence des malheureux. Cette réputation flattait agréablement sa vanité, mais elle l’exposait en même temps à des inconvénients graves et réels ; car cette orgueilleuse bienfaisance la rendait le point de mire, non-seulement des pauvres, mais des paresseux et des intrigants.

Le hasard qui semblait lui être toujours favorable, fit qu’on parla un jour devant elle d’un jeune homme du voisinage fort beau et fort bien fait, mais qui avait perdu la main droite dans une bataille. Cette mutilation, quoiqu’honorable, l’avait rendu si misanthrope qu’il s’était consacré tout entier à l’étude, et ne voyait qu’un très-petit nombre d’anciens amis avec lesquels il ne se trouvait pas réduit à la fâcheuse nécessité d’expliquer toujours de nouveau la catastrophe qui l’avait privé de sa main.

Luciane se promit d’attirer ce jeune homme au château. Elle réussit d’abord à le faire assister à ses réunions intimes, où elle le traita avec tant de prévenances et tant d’égards, qu’il finit par se décider à venir à ses assemblées quotidiennes, et même à ses fêtes brillantes. Dans toutes les circonstances possibles, elle avait toujours soin de le placer à ses côtés, et toutes ses attentions étaient pour lui. A table, elle le servait elle-même ; et quand la présence de quelque personnage important la forçait à l’éloigner, les domestiques avaient ordre de prévenir