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Lorsqu’il ne fut plus possible de cacher à Ottilie qu’Édouard était allé braver les chances incalculables de la guerre, elle en fut d’autant plus vivement affectée que, depuis longtemps déjà, elle n’éprouvait plus que des sensations qui lui rappelaient la fragilité des choses humaines. Heureusement, notre nature ne peut accepter qu’une certaine dose de malheur ; tout ce qui dépasse cette dose l’anéantit ou ne l’atteint point. Oui, il est des positions où la crainte et l’espérance ne font plus qu’un même sentiment morne et silencieux, qu’on pourrait presque appeler de l’insensibilité. S’il n’en était pas ainsi, comment pourrions-nous continuer à vivre de la vie vulgaire, et suivre le cours de nos habitudes et nos travaux, tout en sachant que des dangers, sans cesse renaissants, enveloppent l’objet de nos affections qui vit loin de nous.

Ottilie allait pour ainsi dire s’abîmer dans la solitude silencieuse au milieu de laquelle elle vivait, lorsque le bon génie, qui veillait encore sur elle, introduisit au château une espèce de horde sauvage. Le désordre qu’elle y causa, rappela les forces actives de la jeune fille sur les objets extérieurs, et lui rendit la conscience de son être.

Luciane, la brillante fille de Charlotte, avait, ainsi que nous l’avons déjà dit, quitté le pensionnat, pour aller habiter avec sa grande-tante, qui s’était empressée de l’introduire dans le monde élégant. Là, le désir de plaire qui l’animait, devint une fascination qui captiva bientôt un jeune et riche seigneur, auquel il ne manquait,