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enfin livrer à la discrétion des étrangers ce qu’il était accoutumé à ranger et à régler si exactement ; lui, qui d’ailleurs était Prussien dans l’âme, il était réduit à se voir assiégé par les Français dans ses appartements ; c’était, avec sa façon de penser, ce qui pouvait lui arriver de plus triste. Cependant, s’il avait pu prendre la chose plus doucement, comme il parlait bien le français, et qu’il savait se conduire dans le monde avec grâce et dignité, il aurait pu nous épargner à tous bien des heures pénibles. En effet, on logea chez nous le lieutenant du roi, qui n’avait, quoique militaire, que les affaires civiles à régler, les débats entre soldats et bourgeois, les actions pour dettes et les litiges. C’était le comte de Thorane, né à Grasse en Provence, homme de grande taille, maigre, qui avait l’air sérieux, le visage défiguré par la petite vérole, des yeux noirs étincelants, les manières dignes et réservées. Dès le premier instant, son entrée fut gracieuse pour le maître de la maison. On parlait des différentes chambres, dont les unes seraient cédées, les autres réservées pour la famille ; et, comme le comte entendit parler d’une chambre des tableaux, il demanda sur-le-champ, bien que la nuit fût déjà venue, à jeter du moins un coup d’œil sur ces peintures, à la clarté des bougies. Il aimait passionnément les arts. Il fut parfaitement aimable avec mon père, qui l’accompagnait, et, lorsqu’il apprit que la plupart des artistes vivaient encore et demeuraient à Francfort ou dans le voisinage, il assura qu’il ne désirait rien tant que de faire le plus tôt possible leur connaissance et de les occuper. Ce point de contact du côté des beaux-arts ne put toutefois changer les sentiments de mon père, ni plier son caractère. Il souffrit ce qu’il ne pouvait empêcher, mais il se tint à l’écart, dans une attitude passive, et tout ce qui se passa dès lors d’extraordinaire autour de lui, jusqu’aux plus petites bagatelles, lui fut insupportable.

M. de Thorane se conduisit parfaitement. Il ne voulut pas même clouer aux murs ses cartes de géographie, pour ne pas endommager les tapisseries neuves. Ses gens étaient adroits, tranquilles et rangés ; mais comme il n’y avait pas de repos chez lui de tout le jour, sans compter une partie de la nuit ; que les plaignants venaient à la file ; qu’on amenait et remme-