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blesser et m’humilier en me laissant chez moi, au lieu de me faire l’honneur que j’avais espéré. Pour moi, je gardai d’abord toute ma confiance ; je jouissais de ces heures de retraite qui n’étaient troublées ni par des amis, ni par des étrangers, ni par aucune autre distraction de société ; et je continuai avec ardeur de travailler à Egmvnt, mais ce ne fut pas sans agitation intérieure. Et peut-être cette disposition morale fut-alle’avantageuse à la pièce, où tant de passions s’agitent, et que n’aurait guère pu écrire un homme sans passion.

Ainsi passèrent huit jours, et je ne sais combien d’autres encore, et cette incarcération absolue commença à me devenir pénible. Depuis plusieurs années, accoutumé à vivre en plein air, dans la société d’amis avec lesquels j’avais les relations les plus franches et les plus actives, dans le voisinage d’une amante, à laquelle j’avais résolu de renoncer, et qui m’attirait avec puissance, aussi longtemps qu’il m’était possible de me rapprocher d’elle : tout cela commençait à m’inquiéter si fort, que ma tragédie semblait m’attirer moins vivement et ma verve poétique s’éteindre par l’impalience. Depuis quelques soirs, je ne pouvais plus rester à la maison. Enveloppé d’un grand manteau, je parcourais la ville ; je passais devant les maisons de mes amis et de mes connaissances, et je ne manquai pas de m’approcher aussi des fenêtres de Lili. Elle demeurait au rez-de-chaussée d’une maison à l’angle de la rue ; les stores verts étaient baissés, mais je pouvais très-bien remarquer que les lumières étaient à la place accoutumée. Bientôt je l’entendis chanter au clavecin. C’était la chanson : « Hélas ! pourquoi m’entraîner absolument[1] ? » que j’avais composée pour elle il y avait moins d’une année. Il me sembla qu’elle la chantait avec plus d’expression que jamais ; je pus l’entendre distinctement sans perdre un mot ; j’avais appuyé mon oreille aussi près que le permettait la courbure de la grille. Après qu’elle eut fini, je vis, à l’ombre qui tomba sur les stores, qu’elle s’était levée ; elle allait et venait, mais je cherchai vainement à saisir le contour de sa gracieuse personne à travers l’épais tissu. Ma ferme résolution de m’éloigner, de ne pas l’importuner par ma pré-

  1. Voyez page 588.