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s’exprime chez les animaux de la manière la plus remarquable, c’est avec l’homme principalement qu’il se trouve dans la liaison la plus étrange, et qu’il forme une puissance, sinon opposée à l’ordre moral du monde, du moins entrelacée avec lui de telle sorte qu’on pourrait prendre l’un pour la chaîne et l’autre pour la trame. Pour les phénomènes qui en résultent, il y a des noms en foule : car, dans toutes les philosophies et toutes les religions, la prose et la poésie ont tâché de résoudre cette énigme, et d’en finir avec cette difficulté, ce qu’elles sont toujours libres d’entreprendre. Mais cet élément « démonique » paraît surtout redoutable, quand il se montre prépondérant chez tel ou tel homme. Pendant le cours de ma vie, j’en ai pu observer plusieurs soit de près soit de loin. Ce ne sont pas toujours les hommes les plus considérables par l’esprit et les talents ; rarement ils se recommandent par la bonté du cœur ; mais ils déploient une force prodigieuse, et ils exercent un enipire incroyable sur toutes les créatures, même sur les éléments, et qui peut dire jusqu’où s’étendra une pareille influence ? Toutes les forces morales réunies ne peuvent rien contre elle. C’est en vain que les esprits éclairés veulent rendre ces hommes suspects, comme trompés ou trompeurs : la masse est attirée par eux. Il est inouï, ou du moins il est rare, qu’il se rencontre en même temps plusieurs hommes pareils, et rien ne peut les surmonter que l’univers lui-même, avec lequel ils ont engagé la lutte, et ce sont peut-être des observations pareilles qui ont donné naissance à cette maxime singulière, mais d’une portée immense : Nemo contra Deum nisi Deus ipse.

De ces hautes méditations je reviens à ma petite existence, à laquelle étaient aussi réservés des événements étranges, qui eurent du moins l’apparence « démonique. » Du sommet du Saint-Gothard, tournant le dos à l’Italie, j’étais revenu à la maison, parce que je ne pouvais vivre séparé de Lili. Un amour qui est fondé sur l’espérance d’une possession mutuelle, d’une union durable, ne meurt pas tout d’un coup ; il se nourrit par les vœux légitimes et les honnêtes espérances qu’on entretient. Il est dans la nature des choses qu’en pareil cas, la jeune fille se résigne plus tôt que le jeune homme. Comme filles de Pandore, ces belles ont reçu le don précieux de charmer, d’attirer,