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cements des abîmes. C’est ainsi que mon guide me conduisit jusqu’au Trou-d’Ouri, où je pénétrai avec quelque répugnance. Ce qu’on avait vu jusqu’alors était du moins imposant : ces ténèbres faisaient tout disparaître. Mais sans doute mon fripon de guide s’était figuré d’avance le joyeux étonnement que j’éprouverais à la sortie. La rivière, pas trop écumante, serpentait doucement à travers une vallée hospitalière, tout unie, entourée de montagnes, et cependant assez large. Au-dessus du joli village d’Urseren et de son église, qui s’offrirent à nos regards dans la plaine, s’élevait un petit bois de sapins, religieusement respecté, parce qu’il protège contre les avalanches les habitants établis au pied de la montagne. De petits saules se remontraient et paraient, le long de la rivière, les verdoyantes prairies. La végétation, longtemps regrettée, faisait plaisir à la vue. Le repos était grand. On sentait ses forces renaître dans les sentiers unis, et mon compagnon se savait fort bon gré de la surprise qu’il m’avait si habilement ménagée.

À Andermatt, nous trouvâmes le célèbre fromage d’Urseren, et les jeunes enthousiastes se régalèrent d’un vin passable, pour exalter encore leur joie et donner à leurs projets un essor plus fantastique. Le 22, à trois heures et demie, nous quittâmes notre auberge, pour passer de la douce vallée d’Urseren dans la vallée pierreuse de Livine. Toute fertilité avait disparu soudain ; c’étaient des rochers arides ou moussus, couverts de neige, un vent orageux, soufflant par rafales, des nuages qui viennent et qui passent, le murmure des cascades, les clochettes des mulets dans la plus profonde solitude, où l’on ne voyait personne arriver ou partir… Il en coûte peu à l’imagination pour se figurer dans les cavernes des nids de dragons. Mais nous nous sentîmes exaltés et réjouis par une cascade des plus belles et des plus pittoresques, unissant la variété à la grandeur dans toutes ses chutes, et qui, abondamment nourrie par la neige fondue, tantôt enveloppée de nuages, tantôt découverte, nous enchaîna longtemps à cette place. Enfin nous arrivâmes à de petits lacs vaporeux, qu’on distinguait à peine des nues traînantes. Bientôt un édifice sortit du brouillard : c’était l’hospice, et nous éprouvâmes une grande jouissance à pouvoir tout d’abord nous abriter sous son toit hospitalier.