Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/624

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

impassible. Aussi lui fallait-il essuyer des Stolberg des railleries et des qualifications de tout genre. C’était admissible, tant que ces messieurs croyaient pouvoir se produire comme enfants de la nature ; mais quand il s’agissait d’être convenable, et qu’on était obligé, sans trop de regret, de se remontrer comme comte, il savait tout conduire et tout arranger, en sorte qu’après notre départ, nous laissâmes de nous une assez bonne idée.

Pour moi, je passai mon temps avec Merck, qui jeta sur mon voyage entrepris un regard oblique, un regard de Méphistophélès, et sut peindre avec une impitoyable sagacité mes compagnons, qui lui avaient aussi rendu visite. Il me connaissait à fond à sa manière ; l’incorrigible et naïve débonnaireté de ma nature lui était douloureuse ; mon éternelle tolérance, mon goût de vivre et laisser vivre, irritaient sa bile. « Quelle sottise de t’en aller avec ces drôles ! » s’écria-t-il. Et il en faisait un portrait frappant, mais non entièrement fidèle ; la bienveillance y manquait tout à fait : c’est pourquoi je pouvais croire que je voyais de plus haut que lui, et pourtant je ne voyais pas de plus haut : seulement, je savais estimer les côtés qui se trouvaient hors de son horizon. « Tu ne resteras pas longtemps avec eux ! » me dit-il pour conclure. Je me rappelle en outre une parole remarquable qu’il me répéta plus tard, que je me répétai à moi-même, et qui me frappa souvent dans la suite. « Ta tendance, me dit-il, ta direction inévitable, est de donner à la réalité une forme poétique ; les autres cherchent à réaliser ce qu’on nomme poétique, imaginaire, et cela ne produit rien de bon. Si l’on saisit l’énorme différence de ces deux procédés, si on la retient constamment, et qu’on la mette en pratique, on est éclairci sur mille autres choses. »

Malheureusement, avant que notre société s’éloignât de Darmstadt, une nouvelle circonstance confirma l’opinion de Merck d’une manière victorieuse. Parmi les aberrations de l’époque, qui naissaient de l’idée qu’on devait chercher à se transporter dans l’état de nature, il faut compter le bain en pleine eau et à ciel ouvert ; et nos amis, après s’être efforcés de se montrer convenables, ne purent s’abstenir de cette inconvenance. Darmstadt, sans eau courante, situé dans