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morale : chacun se sentait en verve, et, là-dessus, croyait pouvoir parfaitement agir et composer.

Les deux frères Stolberg arrivèrent, et le comte de Haugwitz avec eux. Je les reçus à cœur ouvert, avec une affectueuse politesse. Ils logèrent à l’auberge, mais ils prirent le plus souvent leurs repas chez nous. La première entrevue fut charmante, mais bientôt les excentricités se produisirent. Les rapports avec ma mère eurent un caractère particulier. Elle savait, avec sa manière franche et habile, se reporter dans le moyen âge pour être placée, comme Aia, chez quelque princesse lombarde ou byzantine. On ne l’appelait pas autrement que Mme Aia ; elle se plaisait à ce badinage, et se prêtait d’autant plus volontiers aux imaginations de la jeunesse, qu’elle croyait déjà voir son image dans la femme de Gœtz de Berlichingen. Mais les choses n’en devaient pas rester là. À peine eûmes-nous tablé quelquefois ensemble, qu’après avoir vidé une ou deux bouteilles, on donna l’essor à la poétique haine des tyrans, et l’on se montra altéré du sang de ces barbares. Mon père secoua la tête en souriant ; ma mère n’avait peut-être de sa vie entendu parler de tyrans, cependant elle se souvint d’avoir vu de ces monstres gravés sur cuivre dans la chronique de Godefroi : le roi Cambyse, qui, en présence du père, triomphe d’avoir atteint de sa flèche le cœur du jeune fils, et d’autres encore, qui étaient restés dans sa mémoire. Pour donner un tour plus gai à ces déclamations, toujours plus violentes, elle se rendit à la cave, où elle gardait, entretenus soigneusement, de glands tonneaux des vins les plus vieux. Il ne s’en trouvait pas de moindre qualité que des années 1706, 1719, 1726, 1748, gardés et soignas par elle-même. On n’y touchait que rarement et dans les occasions solennelles. En posant sur la table, dans le cristal poli, le vin haut en couleur, elle s’écria : « Voici le vrai sang de tyran ! Faites-en vos délices, mais hors de chez moi toutes ces pensées de meurtre ! — Oui, le vrai sang de tyran, m’écriai-je. Il n’y a pas au monde de tyran pareil à celui dont on vous présente le sang le plus vif. Que l’on s’en rafraîchisse, mais modérément, car vous devez craindre qu’il ne vous subjugue par son bon goût et son esprit. Le pampre est le tyran universel, qu’il faudrait extirper, et nous devrions prendre et