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la plus élevée à la plus basse, de l’empereur jusqu’au juif, au lieu de séparer les personnes, paraissait les unir. Si les rois étaient subordonnés à l’empereur, leur droit d’électeurs et les privilèges qu’ils avaient acquis et maintenus en l’exerçant, leur assuraient un contre-poids décisif. La haute noblesse était entremêlée au premier ordre royal, en sorte qu’elle pouvait, en considérant ses importants privilèges, s’estimer l’égale des plus grands ; elle pouvait même, dans un certain sens, se juger supérieure, puisque les électeurs ecclésiastiques avaient le pas sur tous les autres, et, comme membres de la hiérarchie, occupaient une position respectable, incontestée. Que l’on songe maintenant aux avantages extraordinaires dont ces anciennes familles jouissaient ensemble, et, en outre, dans les fondations religieuses, les ordres de chevalerie, les ministères, les associations et les confréries, et l’on jugera aisément que cette masse de personnes considérables, qui se sentaient à la fois subordonnées et coordonnées, devaient passer leurs jours dans un suprême contentement et dans une activité régulière, et préparer et transmettre, sans beaucoup de peine, le même bien-être à leurs descendants. Cette classe ne manquait pas non plus de culture intellectuelle, car, depuis cent ans, la haute éducation militaire et politique s’était remarquablement avancée : elle s’était emparée du grand monde et du monde diplomatique, mais elle avait su en même temps gagner les esprits par la littérature et la philosophie, et les placer à un point de vue élevé, qui n’était pas trop favorable au présent.

En Allemagne, on ne s’était guère avisé encore de porter envie à cette puissante classe privilégiée ou de voir avec peine ses précieux avantages sociaux. La classe moyenne s’était vouée paisiblement au commerce et aux sciences, et, par là, comme par l’industrie, qui, y touche de près, elle était parvenue à peser d’un grand poids dans la balance ; des villes libres ou à peu près favorisaient cette activité, et leurs habitants jouissaient d’une sorte de bien-être paisible. Celui qui voyait sa richesse augmenter, son activité intellectuelle se développer, surtout dans la pratique du droit et les affaires d’État, avait la satisfaction d’exercer partout une grande influence. Dans les premiers tribunaux de l’Empire, et même ailleurs, on plaçait vis-à-vis du banc des nobles celui des savants ; le coup d’œil plus libre des uns s’accordait fort bien avec la pensée plus profonde des autres, et l’on n’apercevait dans la vie aucune trace de rivalité. Le noble jouissait tranquillement de ses privilèges inaccessibles, consacrés par le temps, et le bourgeois dédaignait deviser à l’apparence de ces avantages en ajoutant à son nom une particule. Le marchand et l’industriel avaient assez à faire de rivaliser, en quelque mesure, avec les nations qui avançaient d’un pas plus rapide. Si l’on veut ne pas s’arrêter aux fluctuations ordinaires du jour, on pourra dire que ce fut, en somme, un temps de nobles efforts, tel qu’on n’en avait pas vu auparavant, et qui ne pouvait longtemps se maintenir dans la suite, à cause des prétentions du dedans et du dehors.


J’étais alors à l’égard des classes supérieures dans une position très-favorable. Bien que, dans Werther, les désagréments