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vert, disait-on, quoique, dans toutes les choses terrestres, il puisse rarement être question de chemin. En effet, comme l’eau qui est écartée par un navire se précipite aussitôt derrière lui, l’erreur, que des esprits excellents ont écartée pour se faire place, se reforme bien vile derrière eux par une force naturelle.

C’est là ce que l’honnête Zimmermann ne voulait absolument pas reconnaître ; il ne voulait pas convenir que l’absurde remplit le monde. Impatient jusqu’à la fureur, il frappait sur tout ce qu’il reconnaissait et tenait pour faux. Qu’il se chamaillât avec le garde-malade ou avec Paracelse, avec un uromante ou un chimiste, c’était égal : il frappait toujours de même, et, quand il s’était mis hors d’haleine, il était bien étonné de voir l’hydre, qu’il croyait avoir foulée aux pieds, redresser ses télés innombrables et lui montrer les dents. En lisant ses ouvrages, et particulièrement le solide traité sur l’Expérience, on comprendra mieux quels furent les sujets de mes débats avec cet homme éminent. Il dut exercer sur moi une action d’autant plus marquée, qu’il avait vingt ans de plus que moi. Médecin renommé, il s’occupait surtout des hautes classes de la société, et cela le conduisait à parler à chaque instant de la corruption du temps, amenée par l’amollissement et par l’excès des jouissances ; et les discours du médecin, comme ceux des philosophes et de mes poétiques amis, me ramenaient aussi vers la nature. Je ne pouvais partager tout à fait sa fureur réformatrice. Loin de là, quand nous nous fûmes séparés, je me retirai bientôt dans mon véritable domaine, et je cherchai à employer, avec des efforts modérés, les dons que m’avait départis la nature, et à me donner un peu carrière dans une lutte joyeuse avec les choses que je désapprouvais, sans m’inquiéter de savoir jusqu’où mon action pourrait s’étendre, où elle pourrait me conduire.

Nous eûmes aussi la visite de M. de Salis, qui fondait un grand institut à Marschlins[1]. C’était un homme sage et grave, qui dut faire à part lui de singulières observations sur la vie, un peu folle et fantasque, de notre petite société. Sulzern, qui nous vit au passage, en allant visiter la France méridionale, dut éprouver les mêmes impressions. Telle est du moins la portée d’un endroit de son voyage où il fait mention de moi.


À ces visites, aussi agréables qu’avantageuses, il s’en mêlait d’autres, qu’on aurait volontiers esquivées. De véritables nécessiteux et des aventuriers impudents s’adressaient au jeune homme confiant, appuyant leurs sollicitations de parentés ou d’infortunes réelles ou supposées. Ils m’empruntaient de l’argent, et m’obligèrent d’emprunter à mon tour, ce qui me plaça dans la position la plus désagréable envers des amis riches et bienveillants. J’aurais voulu donner au diable tous ces importuns, et, de son côté, mon père se trouvait dans la situation de l’apprenti sorcier[2], qui verrait volontiers sa maison bien lavée,

  1. Antique château dans les Grisons.
  2. Tome 1, page 80.