Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/546

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moins exercé à ces études, et j’avais reçu en moi la personnalité et la doctrine d’un homme extraordinaire, d’une manière incomplète, il est vrai, et comme à la dérobée, mais j’en éprouvais déjà de remarquables effets. Cet esprit, qui exerçait sur moi une action si décidée, et qui devait avoir sur toute ma manière de penser une si grande influence, c’était Spinoza. En effet, après avoir cherché vainement dans le monde entier un moyen de culture pour ma nature étrange, je finis par tomber sur l’Éthique de ce philosophe. Ce que j’ai pu tirer de cet ouvrage, ce que j’ai pu y mettre du mien, je ne saurais en rendre compte ; mais j’y trouvais l’apaisement de mes passions ; une grande et libre perspective sur le monde sensible et le monde moral semblait s’ouvrir devant moi. Toutefois, ce qui m’attachait surtout à Spinoza, c’était le désintéressement sans bornes qui éclatait dans chacune de ses pensées. Cette parole admirable : « Celui qui aime Dieu parfaitement ne doit pas demander que Dieu l’aime aussi, » avec toutes les prémisses sur lesquelles elle repose, avec toutes les conséquences qui en découlent, remplissait toute ma pensée. Être désintéressé en tout, et, plus que dans tout le reste, en amour et en amitié, était mon désir suprême, ma devise, ma pratique, en sorte que ce mot hardi, qui vient après : « Si je t’aime, que t’importe ? » fut le véritable cri de mon cœur. Au reste on ne peut non plus méconnaître ici, qu’à proprement parler, les plus intimes unions résultent des contrastes. Le calme de Spinoza, qui apaisait tout, contrastait avec mon élan qui remuait tout ; sa méthode mathématique était l’opposé de mon caractère et de mon exposition poétique, et c’était précisément cette méthode régulière, jugée impropre aux matières morales, qui faisait de moi son disciple passionné, son admirateur le plus prononcé. L’esprit et le cœur, l’intelligence et le sentiment, se recherchèrent avec une affinité nécessaire, et par elle s’accomplit l’union des êtres les plus différents.

Mais, dans la première action et réaction, tout fermentait et bouillonnait en moi. Frédéric Jacobi, le premier à qui je laissai entrevoir ce chaos, lui, qui était naturellement porté à descendre dans les profondeurs, accueillit avec cordialité ma confiance, y répondit et s’efforça de m’initier à ses idées. Lui aussi, il