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assis avec sa femme, entouré de ses enfants ; tous étaient là, frais et vivants, comme d’hier, comme d’aujourd’hui, et pourtant tous étaient morts. Ces fraîches et rondes joues d’enfants avaient aussi vieilli et, sans cette ingénieuse imitation, il n’en serait resté aucun souvenir. Dominé par ces impressions, je ne saurais dire ce que je devins. Mes dispositions morales et mes facultés poétiques les plus intimes se manifestèrent par la profonde émotion de mon cœur, et sans doute on vit s’épanouir et se répandre tout ce qu’il y avait de bon et d’affectueux dans mon âme ; car, dès ce moment, sans autre examen, j’obtins, pour la vie, l’affection et la confiance de ces hommes excellents.

Dans le cours de cette réunion des âmes et des intelligences, où se produisait au jour tout ce qui vivait dans chacun de nous, j’offris de réciter les plus nouvelles de mes ballades favorites. Le Roi de Thulé[1] et Il était un gars assez hardi[2] produisirent un bon effet, et je les récitai avec d’autant plus de sentiment, que mes poésies étaient encore enchaînées à mon cœur et ne s’échappaient que rarement de mes lèvres, car j’étais arrêté par la présence de certaines personnes, auxquelles auraient pu nuire mes sentiments trop tendres. Cela me troublait quelquefois au milieu de ma récitation, et je ne pouvais plus en reprendre le fil. Combien de fois n’ai-je pas été accusé pour cela d’obstination et de bizarrerie !

Quoique la composition poétique fût mon occupation principale et celle qui allait le mieux à ma nature, je ne laissais pas de méditer sur des sujets de toute espèce, et je trouvais infiniment attrayante £t agréable la tendance originelle et naturelle de Jacobi à poursuivre l’impénétrable. Ici ne se produisait aucune controverse chrétienne, comme avec Lavater, ni didactique, comme avec Basedow. Les pensées que me communiquait Jacobi jaillissaient directement de son cœur, et comme j’étais pénétré, lorsqu’il me révélait, avec une confiance absolue, les plus intimes aspirations de l’âme ! Cependant ce singulier mélange de besoins, de passions et d’idées, ne pouvait éveiller en moi que des pressentiments de ce qui peut-être s’éclaircirait pour moi dans la suite. Heureusement je m’étais déjà formé ou du

  1. Voyez tome I, page 61.
  2. Voyez tome IV page 200.