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étranges, qui se composaient uniquement de choses connues. J’avais là ce grand avantage, que, dans le cercle de mes auditeurs, aucun ne me harcelait pour savoir ce qu’il fallait tenir pour vrai ou pour fictif dans mon récit.

Basedow mettait en avant la seule chose nécessaire, savoir une meilleure éducation de la jeunesse : à cet effet, il demandait aux grands et aux riches de larges contributions ; mais, à peine avait-il gagné ou du moins bien disposé les cœurs avec ses raisons et son éloquence passionnées, qu’il était saisi de son mauvais génie antitrinitaire et que, sans le moindre sentiment du lieu où il se trouvait, il se livrait aux discours les plus bizarres, très-religieux à son sens, mais que la société trouvait impies au plus haut point. Chacun cherchait en vain à détourner le fléau, Lavater par une douce gravité, moi par des plaisanteries évasives, les dames par la diversion de la promenade : on ne parvenait pas à effacer la fâcheuse impression. Une conversation chrétienne, qu’on s’était promise de la présence de Lavater ; une conversation pédagogique, comme on l’attendait de Basedow ; une conversation sentimentale, à laquelle je devais me trouver prêt, était sur-le-champ troublée et rompue.

Au retour, Lavater lui fit des reproches, et moi je le punis plaisamment. La chaleur était brûlante, et la fumée du tabac avait sans doute desséché plus encore le gosier de Basedow. Il soupirait après un verre de bière, et, ayant aperçu de loin une auberge au bord de la route, il recommanda au cocher d’y faire halte. Mais, au moment où l’homme voulut arrêter, je lui criai d’un ton impérieux de poursuivre sa route. Basedow, surpris, essaya de réclamer d’une voix enrouée : je n’en pressai que plus vivement le cocher, qui m’obéit. Basedow me maudissait et m’aurait battu volontiers ; je lui répliquai du ton le plus tranquille : « Père, calmez-vous. Vous m’avez une grande obligation. Heureusement vous n’avez pas vu l’enseigne de l’auberge. Ce sont deux triangles entrelacés. Un seul triangle suffit d’ordinaire pour vous rendre fou : si vous aviez vu les deux, il aurait fallu vous lier. » Cette boutade le fit rire aux éclats ; puis, par intervalles, il me gourmandait et me maudissait, et Lavater exerçait sa patience avec le vieux et le jeune fou.