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avions discouru sur tant de sujets, que j’éprouvai le plus vif désir de continuer ces entretiens. C’est pourquoi je résolus, quand il irait à Ems, de l’y accompagner, afin de pouvoir, en chemin, une fois que nous serions enfermés dans la voiture et séparés du monde, raisonner librement sur les matières qui nous tenaient au cœur à tous deux.

Les entretiens de Lavater et de Mlle de Klettenberg furent pour moi d’une grande valeur et d’une grande conséquence. Deux chrétiens décidés se trouvaient en présence l’un de l’autre, et l’on put voir, de la manière la plus manifeste, combien la même croyance se transforme selon les sentiments des personnes. On répétait sans cesse, dans ces temps de tolérance, que chacun avait sa religion particulière, sa façon particulière d’honorer Dieu. Sans affirmer précisément la chose, je pus remarquer, dans ce cas particulier, qu’il faut aux hommes et aux femmes un Sauveur différent. Mlle de Klettenberg s’attachait au sien comme à un amant auquel on se livre sans réserve, dans lequel on met toute sa joie et son espérance, et à qui l’on abandonne sans hésiter, sans balancer, le destin de sa vie ; Lavater, de son côté, traitait le sien comme un ami sur les traces duquel on marche avec dévouement et sans envie, dont on reconnaît, dont on exalte les mérites, et que l’on s’efforce par conséquent d’imiter et même d’égaler. Quelle différence entre les deux directions selon lesquelles s’expriment en général les besoins spirituels des deux sexes ! C’est là aussi ce qui peut expliquer pourquoi les hommes d’un cœur tendre se sont tournés vers la mère de Dieu, lui ont voué, à l’exemple de Sannazar, leur vie et leurs talents, comme au type de la femme vertueuse et belle, et se sont contentés de jouer en passant avec l’enfant divin.

Les relations mutuelles de mes deux amis, leurs sentiments l’un pour l’autre, m’étaient connus, non-seulement par leurs entretiens, mais aussi par les confidences qu’ils me faisaient tous deux. Je n’étais parfaitement d’accord ni avec l’un ni avec l’autre, car mon Christ avait aussi emprunté à ma manière de sentir sa figure particulière. Et, comme ils ne voulaient nullement me passer le mien, je les tourmentais par toute sorte de paradoxes et d’exagérations, et, s’ils témoignaient de l’impatience, je m’éloignais avec une plaisanterie.