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L’aîné de ces jeunes seigneurs dut retourner pour quelque temps dans son pays et se séparer d’une jeune personne dont il était fort épris. Lenz, pour écarter le frère et d’autres amants et conserver ce précieux trésor à son ami absent, résolut de jouer lui-même le personnage d’amoureux auprès de la belle ou, si l’on veut, d’en devenir amoureux réellement. Il soutint sa thèse avec le plus inébranlable attachement à l’idéal qu’il s’était fait de la belle, sans vouloir observer qu’il ne lui servait, comme les autres, que de jouet et d’amusement. Et tant mieux pour lui ! car chez lui-même aussi, ce n’était qu’un jeu, qui pouvait durer d’autant plus longtemps que la belle ne lui répondait non plus qu’en se jouant, l’attirait et le repoussait, le distinguait ou le dédaignait tour à tour. On peut être assuré que, s’il revint à lui, ce qui lui arrivait de temps en temps, il se félicita complaisamment de son invention.

Au reste, comme ses élèves, il vivait surtout avec les officiers de la garnison, et c’est là sans doute que s’offrirent à lui les singulières observations dont il fit usage plus tard dans sa comédie des Soldats. Cependant ses liaisons précoces avec cet ordre de personnes eurent pour lui celle conséquence particulière, qu’il se crut grand connaisseur en affaires militaires. Il avait en effet étudié peu à peu ces choses en si grand détail, qu’il rédigea, quelques années plus tard, un grand mémoire, adresse au ministre de la guerre du roi de France, et il s’en promettait le meilleur succès. Les vices du système français étaient assez bien observés, mais les remèdes, ridicules et inapplicables. Il n’en était pas moins convaincu que ce mémoire lui donnerait à la cour une grande influence, et il sut mauvais gré à ses amis qui, soit par leurs représentations, soit par leur résistance effective, l’empêchèrent d’expédier et lui firent ensuite brûler cet ouvrage fantastique, déjà copié proprement, accompagné d’une lettre, enveloppé et adressé.

Il m’avait confié de bouche et ensuite par écrit toutes ses démarches, tous les mouvements qu’il s’était donnés pour la dame dont nous avons parlé. Je m’étonnais souvent de la poésie qu’il savait répandre sur la chose la plus commune, et je le sollicitais de féconder spirituellement le germe de cette longue aventure et d’en faire un petit roman ; mais ce n’était pas son fait : son plaisir était de se répandre sans mesure dans le détail et de filer sans dessein un fil interminable. Pont-être, après ces prémisses, sera-t-il possible de donner une idée de sa vie, jusqu’au temps où elle se perdit dans la démence : pour le moment, je m’en tiens à ce qui est proprement de mon sujet.

À peine Gœtz de Berlichingen eut-il paru, que Lenz m’envoya, sur de mauvais papier commun dont il se servait d’habitude, un long exposé, sans le moindre blanc ni en tête ni au bas de la page ni sur les côtés. Ces feuilles étaient intitulées : Sur notre mariage. Si elles existaient encore, elles nous donneraient plus de lumières qu’elles ne m’en donnèrent alors, car je ne savais encore que penser de lui et de son génie. L’objet principal de ce long écrit était de comparer mon talent avec le sien. Il semblait tantôt se subordonner, tantôt s’égaler à moi ; mais tout cela était tourné avec tant de gaieté et de grâce, que j’accueillis de grand cœur la pensée à laquelle il voulait m’amener, d’autant que j’avais réellement pour son