Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/515

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’avoir produits faillirent être prévenus par accident, car, peu de temps après sa naissance, il courut le risque d’être anéanti. Voici ce qui arriva. Merck était depuis peu revenu de Saint-Pétersbourg. Comme il était sans cesse occupé, j’avais eu peu d’entretiens avec lui, et je n’avais pu lui parler qu’en gros de ce Werther, qui me tenait au cœur. Un jour, il vint me voir, et, comme il semblait un peu taciturne, je le priai de m’entendre. Il s’assit sur le canapé, et je commençai à lui lire, lettre par lettre, cette histoire. Après avoir continué quelque temps de la sorte, sans tirer de lui un signe d’approbation, je pris un ton encore plus pathétique, et qu’est-ce que j’éprouvai, lorsqu’au milieu d’une pause, il m’accabla de cette exclamation terrifiante : « Bien ! bien ! c’est tout à fait joli ! » et s’éloigna sans ajouter un mot ? J’étais hors de moi, car, tout en prenant plaisir à mes productions, comme je n’avais pas, dans les premiers moments, d’opinion sur elles, je fus persuadé que je m’étais mépris dans le sujet, le ton et le style, qui, à vrai dire, étaient tous hasardés, et que j’avais fait une œuvre tout à fait inadmissible. Si j’avais eu sous la main un feu de cheminée, j’y aurais jeté l’ouvrage aussitôt. Mais je repris courage et je passai de tristes jours, jusqu’au moment où Merck m’avoua qu’au moment de cette lecture, il se trouvait dans la plus affreuse position où un homme puisse tomber. Il n’avait donc rien vu ni entendu, et ne savait pas du tout de quoi il était question dans mon manuscrit. Cependant l’affaire s’était arrangée autant qu’elle pouvait l’être, et Merck, dans le temps de sa force, était homme à s’accommoder de la situation la plus dure ; sa gaieté était retrouvée ; seulement, il était devenu encore plus amer qu’auparavant. Il blâma sévèrement mon projet de remanier Werther, et demanda qu’il fût imprimé tel qu’il était. On en fit une belle copie, qui ne resta pas longtemps dans mes mains : car, le jour même où ma sœur se maria avec George Schlosser, et où la maison brillait, animée par une joyeuse fête, il m’arriva de Weygand, libraire à Leipzig, une lettre qui me demandait un manuscrit. Cette rencontre me parut un heureux présage. J’envoyai Werther, et j’eus le plaisir de voir que le prix ne fut pas entièrement absorbé par les dettes que j’avais dû contracter pour Gœts de Berlichingen.