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Le goût que j’avais continué de prendre aux ouvrages de Shakspeare avait tellement élargi mes idées, que l’espace étroit du théâtre et la courte durée du temps mesuré pour une représentation ne me semblaient nullement suffire à l’exposition d’un sujet important. La vie du loyal Gœtz de Berlichingen, écrite par lui-même, me jeta dans l’exposition historique, et mon imagination se déploya de telle sorte que ma forme dramatique dépassa aussi toutes les bornes du théâtre, et chercha de plus en plus à se rapprocher de la réalité. À mesure que j’avançais, je m’étais entretenu en détail de ces choses avec ma sœur, qui s’y intéressait de cœur et d’esprit, et je renouvelai ces entretiens si souvent, sans me mettre seulement à l’ouvrage, qu’elle finit par me prier, avec une amicale impatience, de ne pas jeter toujours mes paroles au vent, mais de fixer enfin une bonne fois sur le papier des choses qui m’étaient si présentes. Décidé par cette exhortation, je me mis à écrire un matin, sans avoir rédigé d’abord ni ébauche ni plan. J’écrivis les premières scènes, et, le soir, je les lus à Cornélie. Elle en fit de grands éloges, mais seulement conditionnels, car elle doutait que je continuasse de la sorte, et même elle exprima une parfaite incrédulité à l’endroit de ma persévérance. Cela ne fit que m’exciter davantage ; je continuai le lendemain et le surlendemain ; l’espérance s’accrut avec mes communications journalières ; à chaque pas, tout s’animait pour moi de plus en plus, car je m’étais d’ailleurs identifié complètement avec le sujet : je restai donc sans interruption à mon ouvrage, que je poursuivis sans dévier, sans regarder ni en arrière, ni à droite, ni à gauche, et, au bout de six semaines environ, j’eus le plaisir de voir le manuscrit broché. Je le communiquai à Merck, qui m’en parla avec esprit et bienveillance ; je l’envoyai à Herder, qui s’exprima, en revanche, d’une manière désobligeante et dure, et ne m’épargna pas, à cette occasion, les épigrammes blessantes et les qualifications railleuses. Je ne m’en laissai pas déconcerter ; je portai sur mon sujet un regard attentif ; les dés étaient jetés ; il ne s’agissait plus que de placer avantageusement les dames sur le tablier. Je voyais bien que, cette fois encore, je ne pouvais attendre des conseils de personne, et, au bout de quelque temps, quand je pus considérer mon travail comme une œuvre