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fallait toujours servir celui qui avait tort, toujours l’accusé, et savoir, en escrimeur habile, bien esquiver et détourner les coups. Aussi, aucun travail esthétique ne voulant me réussir au milieu de ces distractions, je me perdis à diverses reprises en spéculations esthétiques : en effet, si l’on théorise, c’est que la force créatrice fait défaut ou est arrêtée. J’avais déjà essayé avec Merck, et j’essayai alors avec Gotter, de trouver des principes propres à diriger dans la composition ; mais aucun de nous n’y réussit. Merck était sceptique et éclectique ; Gotter s’attachait aux modèles qui lui plaisaient le mieux. On annonçait la théorie de Soulzer, que l’on disait faite pour l’amateur plus que pour l’artiste. Dans cette sphère, on demande avant tout des effets moraux, ce qui amène aussitôt un désaccord entre ceux qui produisent et ceux qui jouissent : car une bonne œuvre d’art peut avoir et aura sans doute des suites morales ; mais imposer à l’artiste un but moral, c’est proprement gâter son métier.

Depuis quelques années, sans me livrer à cette étude d’une manière suivie, j’avais lu à bâtons rompus ce que les anciens ont dit sur ces sujets importants. Aristote, Cicéron, Quintilien, Longin, m’avaient tous occupé, mais inutilement. Car tous ces écrivains supposaient une expérience que je n’avais pas. Ils m’introduisaient dans un monde infiniment riche en œuvres d’art ; ils développaient les mérites de poètes et d’orateurs accomplis, dont il ne nous est resté, le plus souvent, que les noms, et ils me fournissaient la preuve trop claire qu’il faut avoir devant soi une foule d’objets avant de pouvoir en juger ; qu’il faut d’abord produire soi-même quelque chose, qu’il faut même s’être égaré, pour apprendre à connaître ses propres talents et ceux des autres. Ma connaissance de tous ces trésors de l’antiquité était uniquement une affaire d’école et de bibliothèque ; elle n’était point vivante, tandis qu’on voyait évidemment, surtout pour les orateurs les plus célèbres, qu’ils s’étaient formés entièrement dans la vie, et qu’on ne pouvait jamais parler du caractère de leur talent sans parler aussi de leur caractère personnel. Cela était moins frappant chez les poètes, mais partout la nature et l’art n’étaient mis en contact que par la vie : aussi le résultat de toutes mes réflexions et de tous mes efforts fut toujours mon ancienne résolution d’observer la na-