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le moment est venu de mentionner cet homme respectable, influent, et qui était alors pour nous un aussi grand mystère qu’il l’est encore aujourd’hui pour sa patrie. Ses Mémoires socratiques firent sensation, et furent particulièrement appréciés des personnes qui ne pouvaient s’accommoder de l’éblouissant esprit du temps. On devinait ici un penseur profond et solide, qui connaissait bien le monde extérieur et la littérature, mais qui admettait aussi quelque chose de mystérieux, d’insondable, et s’exprimait là-dessus d’une façon toute particulière. Ceux qui dominaient la littérature du jour le tenaient, il est vrai, pour un nébuleux enthousiaste, mais une jeunesse ardente se laissait attirer par lui. Les Stillen im Lande[1], ainsi nommés moitié par plaisanterie moitié sérieusement, âmes pieuses, qui, sans se déclarer pour une congrégation, formaient une église invisible, fixèrent sur lui leur attention, et mon amie Klettenberg, non moins que son ami Moser, vit avec joie apparaître le Mage du Nord. On fut bien plus empressé de se mettre en relation avec lui, quand on sut que c’était au milieu d’une gêne pénible qu’il savait nourrir ces beaux et nobles sentiments. Avec la grande influence qu’il exerçait, le président de Moser aurait aisément procuré à un homme si modéré une position suffisante et commode. On s’en occupa et l’on s’était déjà si bien mis d’accord, que Hamann entreprit le long voyage de Kœnigsberg à Darmstadt. Mais, le président s’étant trouvé par hasard absent, cet homme bizarre s’en retourna sur-le-champ, on ne sait pour quel motif : cependant on continua d’entretenir avec lui une correspondance amicale. Je possède encore deux lettres de Hamann à son bienveillant ami qui attestent les sentiments élevés et affectueux de leur auteur.

Une si bonne intelligence ne pouvait pas durer longtemps. Ces pieuses personnes avaient cru Hamann pieux à leur manière ; elles l’avaient traité avec respect comme le Mage du Nord et elles croyaient qu’il continuerait à se montrer d’une manière respectable ; mais il avait déjà causé quelque scandale par les Nuées, Supplément aux Mémoires socratiques, et, lorsqu’il en vint à publier les Croisades du philologue, dont le litre présentait le profil d’un Pan cornu, et l’une des premières pages, un coq dont nantie ton fort plaisamment à de jeunes poulettes, debout devant lui avec des notes dans leurs pattes, allusion railleuse à certaines musiques d’église que Hamann ne pouvait approuver, il en résulta, chez ces personnes bien intentionnées et délicates, un mécontentement que l’on fit sentir à l’auteur, et lui, blessé à son tour, il évita une liaison plus intime. Cependant nous fûmes toujours occupés de lui, parce que Herder, qui restait en correspondance avec nous et avec sa fiancée, nous faisait savoir d’abord tout ce qui paraissait de ce remarquable esprit. Dans le nombre, étaient ses critiques et ses comptes rendus, insérés dans la Gazette de Kœnigsberg, et qui offraient tous un caractère extrêmement singulier. Je possède une collection assez complète de ses ouvrages, et un travail manuscrit très-remarquable sur la dissertation de Herder concernant l’origine des langues, où il répand, d’une manière tout à fait originale, sur l’essai de Herder, des traits de lumière étonnants.

  1. Les Paisibles du pays.