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de grands talents et par la force de l’habitude. L’acteur Le Kain, qui jouait ses héros avec une dignité théâtrale particulière, avec élévation et avec force, et se tenait éloigné du naturel et de l’ordinaire, vit se produire devant lui un nommé Aufresne, qui déclara la guerre à tout ce qui n’était pas nature, et qui cherchait à exprimer dans son jeu tragique la plus haute vérité. Ce système ne pouvait cadrer avec le reste du personnel théâtral de Paris. Aufresne était seul de son côté : les autres se groupèrent ; et lui, assez obstiné dans ses idées, il aima mieux quitter Paris et il passa à Strasbourg. Là nous le vîmes jouer le rôle d’Auguste dans Cinna, celui de Mithridate et quelques autres du même genre, avec la dignité la plus vraie et la plus naturelle. C’était un grand et bel homme, plus élancé que, fort, qui avait l’air, sinon imposant, du moins noble et gracieux. Son jeu était calme et réfléchi, sans être froid, et assez énergique, quand la situation le demandait. C’était un artiste fort exercé et du petit nombre de ceux qui savent transformer complètement l’art en nature et la nature en art. Ce sont eux proprement dont les avantages mal compris accréditent sans cesse la doctrine du faux naturel.

Je ferai encore mention d’un petit ouvrage qui fit une grande sensation : c’est le Pygmalion de Rousseau. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, car cette production étrange flotte également entre la nature et l’art, avec la fausse prétention de résoudre l’ait dans la nature. Nous voyons un artiste qui a produit une œuvre parfaite et qui ne se trouve pas satisfait pour avoir présenté, selon les règles de l’art, son idée, et lui avoir donné une vie supérieure ; non, il faut qu’elle dépende jusqu’à lui dans la vie terrestre ; ce que l’esprit et la main ont produit de plus sublime, il veut le détruire par l’acte le plus vulgaire de la sensualité.

Toutes ces choses et bien d’autres, sages et folles, vraies et demi-vraies, qui agissaient sur nous, contribuaient plus encore à confondre les idées ; nous suivions au hasard mille chemins écartés et détournés, et c’est ainsi que se préparait de divers côtés cette révolution littéraire de l’Allemagne, dont nous avons été témoins, et à laquelle, sciemment et à notre insu, volontairement ou involontairement, nous travaillions d’une manière irrésistible. Nous ne sentions ni le besoin ni le désir d’être éclairés et avancés en matière de philosophie ; nous croyions nous être instruits nous-mêmes sur les matières religieuses, et la violente querelle des philosophes français avec les prêtres nous était assez indifférente. Des livres défendus, condamnés au feu, qui faisaient alors un grand vacarme, n’exerçaient sur nous aucun effet. Je nie bornerai à citer le Système de la nature, que nous ouvrîmes par curiosité. Nous ne comprîmes pas comment un pareil livre pouvait être dangereux. Il nous parut si pâle, si ténébreux, si cadavéreux, que nous avions peine à en soutenir la vue et qu’il nous faisait horreur comme un fantôme. L’auteur croit recommander son livre en assurant dans la préface que, vieillard épuisé, sur le point de descendre dans la fosse, il veut annoncer la vérité à ses contemporains et à la postérité. Il nous fit rire à ses dépens, car nous croyions avoir observé que les vieilles gens n’estiment proprement dans ce monde rien de ce qu’il a d’aimable et de bon. « Les vieilles églises ont les vitres sombres… Le goût des cerises et des groseilles, c’est aux