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sions émouvoir et entraîner, sans remarquer l’artifice qui revenait souvent ; mais que, dès le commencement, où Burchell, en passant, dans un récit, de la troisième personne à la première, est sur le point de se trahir, nous n’eussions pas vu d’abord ou du moins soupçonné qu’il est lui-même le lord dont il parle, c’est ce qu’il ne nous pardonnait pas ; et lorsqu’à la fin, la découverte ou la transformation du pauvre misérable passant en un riche et puissant seigneur nous causa une joie enfantine, il rappela cet endroit, auquel, suivant l’intention de l’auteur, nous n’avions fait qu’une légère attention, et nous fit de violents reproches de notre stupidité. On voit par là qu’il considérait le livre uniquement comme une œuvre d’art, et qu’il exigeait la même chose de nous, qui nous trouvions pourtant dans des dispositions où il nous est bien permis de laisser les œuvres d’art agir sur nous comme des productions naturelles.

Je ne me laissai point déconcerter par ces invectives ; car les jeunes gens ont ce bonheur ou ce malheur, que, si une fois quelque chose agit sur eux, il faut que cette action soit mise en œuvre en eux-mêmes et produise soit du bien soit du mal. Le roman de Goldsmith m’avait fait une grande impression, dont je ne pouvais me rendre compte. Je me sentais en harmonie avec cette disposition ironique, qui s’élève au-dessus des choses, au-dessus du bonheur et du malheur, du bien et du mal, de la mort et de la vie, et qui arrive ainsi à la possession d’un monde vraiment poétique. Sans doute je ne devais en avoir conscience que plus tard, mais, pour le moment, la chose me donnait beaucoup d’occupation ; toutefois je ne me serais pas attendu à me voir transporté si tôt de ce monde imaginaire dans un monde réel tout semblable.

Mon commensal Weyland, qui était Alsacien, égayait sa vie tranquille et laborieuse en allant voir de temps en temps des parents et des amis dans les environs. Il me rendit plus d’un service dans mes petites excursions, en m’introduisant lui-même ou par des lettres de recommandation dans plusieurs endroits et plusieurs familles. Il m’avait souvent parlé d’un pasteur de campagne, qui vivait près de Drousenheim, à six lieues de Strasbourg, dans une bonne cure, avec une femme de mérite et deux aimables filles. D’ailleurs Weyland vantait