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la mort de Mme Boehme, qui d’ailleurs, pendant sa longue maladie, avait cessé de m’astreindre au jeu, les leçons de mon père reprirent le dessus. Je commençai par m’excuser de faire la partie, et, parce qu’on ne savait que faire de moi, j’étais à charge aux autres et plus encore à moi-même ; je refusai les invitations, qui devinrent plus rares et cessèrent enfin tout à fait. Le jeu, qu’il faut recommander aux jeunes gens, surtout à ceux qui ont un sens pratique et qui veulent se pousser dans le monde, ne pouvait, à vrai dire, jamais devenir chez moi un goût, parce que je n’y faisais point de progrès par l’exercice le plus prolongé. Si quelqu’un m’en avait donné l’idée générale, et m’avait fait observer comme certains signes et plus ou moins de hasard fournissent une sorte de matière, sur laquelle le jugement et la vivacité d’esprit peuvent s’exercer ; si l’on m’avait fait observer plusieurs jeux à la fois, j’aurais pu sans doute me les rendre plus tôt familiers. Avec tout cela, à l’époque dont je parle, ces réflexions m’avaient convaincu qu’on ne doit point éviter les jeux de société, mais au contraire s’efforcer d’y acquérir une certaine habileté. Le temps est infiniment long, chaque journée est un vase dans lequel on peut verser beaucoup, si l’on veut réellement le remplir.

C’est ainsi que je m’occupais de mille manières dans ma solitude, d’autant que les diverses fantaisies auxquelles je m’étais adonné successivement avaient occasion de reparaître. Je revins aussi au dessin, et, comme je voulais toujours travailler d’après nature ou plutôt d’après la réalité, je dessinai ma chambre avec ses meubles et les personnes qui s’y trouvaient, et, quand cela ne m’amusait plus, je retraçais toutes les histoires de ville que l’on se racontait et auxquelles on prenait intérêt. Tout cela n’était point sans caractère et sans un certain goût, mais les figures manquaient de proportions et de véritable force ; l’exécution était d’ailleurs extrêmement vague. Mon père, à qui ces choses faisaient toujours plaisir, les voulait plus distinctes ; il fallait aussi que tout fût complet et terminé. Il faisait donc entoiler mes dessins et les faisait encadrer de lignes ; le peintre Morgenstern, son familier, le même qui s’est fait connaître plus tard, qui s’est même rendu célèbre par ses dessins d’églises, dut tracer les lignes perspectives des cham-