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mémoire ; mais je ne pouvais soupçonner le danger bien plus grand qui devait, bien des années après, me menacer dans ce lieu ; tout aussi peu qu’à Gotha, où nous nous fîmes montrer le château, je ne pouvais imaginer dans la grande salle, ornée d’ouvrages en stuc, que je recevrais à cette même place tant de marques de faveur et de bienveillance.

Plus j’approchais de ma ville natale, plus je faisais des réflexions inquiètes sur les dispositions, les espérances, les projets, avec lesquels j’avais quitté la maison, et je me sentais fort abattu de revenir en quelque sorte comme un naufragé. Mais, comme je n’avais pas trop de reproches à me faire, je sus conserver assez de calme. Cependant mon arrivée ne fut pas sans émotion. Ma vivacité naturelle, animée, exaltée par la maladie, amena une scène passionnée. J’avais sans doute plus mauvaise mine que je ne m’en doutais : je ne m’étais pas regardé au miroir depuis longtemps, et qui ne s’accoutume pas à sa figure. On convint tacitement de ne se faire que peu à peu diverses communications, et de me laisser, avant tout, quelque repos de corps et d’esprit.

Ma sœur se rapprocha de moi sur-le-champ, et, comme ses lettres m’y avaient préparé, elle me fit connaître avec plus de précision et de détail les sentiments et la situation de la famille. Après mon départ, mon père avait reporté sur ma sœur toute sa manie didactique ; et, sa maison étant complètement fermée, rendue par la paix à la tranquillité, et même débarrassée de locataires, il avait retranché à sa fille presque tous les moyens de chercher au dehors quelque distraction et quelque relâche. Elle devait étudier tour à tour le français, l’italien, l’anglais ; après quoi,mon père l’obligeait dépasser au clavecin une grande partie du jour. Elle ne devait pas non plus perdre l’habitude d’écrire, et j’avais déjà remarqué qu’il dirigeait sa correspondance avec moi, et me faisait arriver, par sa plume, les leçons qu’il voulait me donner. Ma sœur était et fut toujours un être indéfinissable, le plus singulier mélange de sévérité et de douceur, d’obstination et de condescendance, et ces qualités agissaient, tour à tour unies ou séparées par la volonté et l’inclination. C’est ainsi qu’elle avait tourné, d’une manière qui m’effraya, sa sévérité contre notre père. Elle ne lui pardonnait pas de