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ans, et l’on trouvera que le roi a sacrifié d’une manière tout à fait inutile son excellente armée, et que c’est sa propre faute si cette funeste querelle a traîné si fort en longueur. Un homme, un capitaine, vraiment grand, serait venu beaucoup plus vite à bout de ses ennemis. » Pour soutenir cette opinion, on alléguait une infinité de détails que je ne pouvais nier, et je sentais se refroidir peu à peu l’admiration sans limite que j’avais vouée dès mon enfance à ce prince remarquable.

De même que les habitants de Leipzig m’avaient ôté l’agréable sentiment d’honorer un grand homme, un nouvel ami, auquel je m’attachai dans ce temps-là, diminua beaucoup l’estime que j’avais pour mes nouveaux concitoyens. Cet ami était un des plus bizarres personnages qu’il fût possible de voir. Il s’appelait Behrisch, et demeurait chez le comte de Lindenau, comme gouverneur de son fils. Son extérieur était déjà assez singulier. D’une taille svelte et bien prise, il avait le nez très-grand et tous les traits prononcés ; il portait du matin jusqu’au soir un tour de cheveux, qu’on aurait pu appeler une perruque ; il s’habillait très-proprement, et ne sortait jamais sans avoir l’épée au côté et le chapeau sous le bras. Il avait depuis longtemps passé la trentaine. C’était un de ces hommes qui savent à merveille perdre leur temps, ou plutôt qui, pour le passer, savent faire quelque chose de rien. Tout ce qu’il faisait devait s’accomplir avec lenteur et avec une certaine dignité, qu’on aurait pu taxer d’affectation, si Behrisch n’avait pas eu déjà, par nature, quelque chose d’affecté dans ses manières. Il avait un peu l’air d’un Français du temps passé, et d’ailleurs il parlait et il écrivait très-bien et très-couramment le français. Son plus grand plaisir était de s’occuper sérieusement de bouffonneries, et de poursuivre à l’infini une folle boutade. Par exemple, il s’habillait constamment de gris, et, comme les diverses parties de son habillement étaient d’étoffes et, par conséquent, de nuances diverses, il pouvait passer des jours à réfléchir au moyen de se mettre sur le corps une nouvelle nuance de gris, et il était heureux quand il y avait réussi, et qu’il pouvait se moquer de nous, qui avions douté du succès ou déclaré la chose impossible. Alors il nous faisait de longues remontrances sur notre défaut d’invention ou notre défiance de ses talents.