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crainte du mystérieux et de l’invisible, et de les accoutumer aux objets effrayants. Il nous fallait donc coucher seuls, et, quand nous ne pouvions nous y résoudre, et que nous sortions du lit doucement pour chercher la compagnie des valets et des servantes, notre père, mettant sa robe de chambre à l’envers, et, par conséquent, assez déguisé pour nous, se plaçait sur notre passage, et nous faisait retourner dans nos lits, tout effrayés. Chacun se représente le mauvais effet qui en résultait. Comment se délivrera-t-il de la peur, celui qu’on resserre entre deux épouvantes ? Ma mère, toujours gaie et sereine, et qui désirait qu’on le fût comme elle, trouva une meilleure méthode : elle sut atteindre son but par des récompenses. C’était la saison des pêches ; elle nous en promit une large distribution pour le matin, quand nous aurions surmonté notre peur pendant la nuit. Cela réussit et, de part et d’autre, on fut content.

Dans l’intérieur de la maison, ce qui attirait surtout mes regards, c’était une suite de vues de Rome, dont mon père avait décoré une antichambre. Elles avaient été gravées par quelques habiles prédécesseurs de Piranèse, qui entendaient bien l’architecture et la perspective, et dont le burin est très-net et très-estimable. Là je voyais tous les jours la place du Peuple, le Colisée, la place de Saint-Pierre, l’église de Saint-Pierre, par dehors et par dedans, le château Saint-Ange et plusieurs autres monuments. Ces images se gravèrent profondément dans ma mémoire, et mon père, d’ailleurs très-laconique, avait pourtant quelquefois la complaisance de nous décrire ces objets. Sa prédilection pour la langue italienne et pour tout ce qui se rapporte à l’Italie était très-prononcée. Il nous montrait aussi quelquefois une petite collection de marbres et d’objets d’histoire naturelle, qu’il avait rapportée d’Italie, et consacrait une grande partie de son temps à la relation de son voyage, écrite en italien, qu’il rédigeait et copiait par cahiers de sa propre main, avec une soigneuse lenteur. Un maître de langue italienne, joyeux vieillard, nommé Giovinazzi, l’aidait dans ce travail. Cet homme ne chantait pas mal, et ma mère devait se prêter à l’accompagner journellement et à s’accompagner elle-même sur le clavecin. Ainsi Solitario besco ombroso