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l’on engagea doucement ces deux hommes à se voir. Nous fîmes tant qu’enfin de Reineck se résolut à nous accompagner un dimanche après midi. Les deux vieillards se saluèrent d’une façon fort laconique ou pantomimique, pour mieux dire, et l’on se promena d’un pas diplomatique le long des gradins chargés de pots d’œillets. La floraison était extraordinairement belle ; les formes et les couleurs particulières des différentes fleurs, les avantages des unes et des autres, leur rareté, amenèrent enfin une sorte de conversation, qui paraissait devenir tout à fait amicale. Nous en étions, nous autres, d’autant plus charmés, que nous voyions sous un berceau voisin une table garnie d’excellent vin vieux du Rhin dans le cristal poli, de beaux fruits et d’autres bonnes choses. Mais, hélas ! nous ne devions pas en tâter. En effet, de Reineck ayant vu par malheur un Ires-bel œillet qui penchait un peu la tête, il prit délicatement la tige entre le médius et l’index en remontant vers le calice, et releva la fleur, de manière à pouvoir bien la considérer. Ce léger attouchement suffit pour fâcher le maître, qui rappela à notre ami d’un ton poli, mais un peu sec, ou plutôt avec une certaine vanité, le proverbe oculis non manibus. De Reineck avait déjà lâché la fleur, mais il prit feu à ce mot, et dit avec sa sécheresse et sa gravité accoutumées, qu’il était bien séant à un connaisseur, à un amateur, de toucher et de considérer une fleur de la sorte ; et là-dessus il répéta ce geste et prit de nouveau l’œillet entre ses doigts. Les amis, de part et d’autre (Malapart en avait un aussi à ses côtés), furent dans le plus grand embarras. Ils levèrent un liivre après un autre (c’était entre nous une expression proverbiale, quand nous voulions changer de conversation et passer à un autre sujet). Tout fut inutile. Nos vieux messieurs étaient devenus muets, et nous craignions à chaque moment que Reineck ne recommençât, car alors c’en était fait de nous. Les amis tinrent les vieillards éloignés l’un de l’autre en les occupant tantôt ici tantôt là ; enfin le plus sage fut de nous disposer au départ, si bien qu’il fallut tourner le dos au séduisant buffet.

Le conseiller Husgen, étranger et réformé, ne pouvait par conséquent remplir ni fonctions publiques, ni même la profession d’avocat ; mais, comme, en sa qualité d’excellent juriste,