Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/136

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais des motifs plus paisibles m’appelaient aussi à courir la ville. Mon père m’avait accoutumé de bonne heure à soigner pour lui de petites affaires ; il me chargeait surtout de presser les artisans qu’il occupait, et qui le faisaient d’ordinaire attendre plus que de raison, parce qu’il voulait que tout fût soigneusement travaillé, et que, payant sans retard, il avait coutume, à la fin, de modérer les prix. J’arrivai de la sorte dans presque tous les ateliers, et comme c’était mon instinct de m’identifier avec les positions étrangères, de sentir chaque forme particulière de la vie humaine, et d’y prendre part avec plaisir, ces commissions me firent passer bien des heures agréables. J’apprenais à connaître la façon de faire de chacun, et les joies, les souffrances, les maux et les biens qu’entraînent avec elles les conditions inhérentes à tel ou tel genre de vie. Je me rapprochai par là de cette classe active qui relie celle d’en bas avec celle d’en haut ; car, si, d’un côté, se trouvent ceux qui s’occupent de la production simple et brute, de l’autre, ceux qui veulent jouir des choses mises en œuvre, la pensée et la main de l’artisan font si bien que ces deux classes reçoivent quelque chose l’une de l’autre, et que chacun, à sa manière, peut obtenir ce qu’il souhaite. La vie de famille, dans chaque métier, laquelle recevait du genre de travail une forme et une couleur, était également l’objet de mon attention secrète. Ainsi se développait, se fortifiait en moi le sentiment de l’égalité de tous les hommes, ou du moins des conditions humaines, l’existence nue me paraissant l’objet principal, et tout le reste, indifférent et accidentel.

Si mon père ne se permettait aucune dépense que la jouissance du moment aurait aussitôt consumée (car je me souviens à peine que nous soyons allés nous promener ensemble et faire collation dans un lieu de plaisance), il n’était point chiche pour nous procurer de ces choses qui unissent à une valeur intrinsèque une belle apparence. Personne ne désirait la paix plus que lui, quoique, dans les derniers temps, la guerre ne lui eût pas fait sentir la moindre gêne. Dan s ces sentiments, il avait promis à ma mère une boite d’or garnie de diamants, qu’elle devait recevoir aussitôt que la paix serait publiée. Dans l’espoir de cet heureux événement, on travaillait à ce cadeau déjà depuis quelques