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contradiction habituelle avec l’esprit et la raison. Elle ne doit, ce me semble, tenir à aucun objet ; elle ne doit nous imposer aucun objet ; lorsqu’elle produit une œuvre d’art, elle doit, comme une musique, ne jouer qu’avec nous-mêmes, nous émouvoir en nous-mêmes, et de telle sorte que nous oubliions qu’il y ait quelque chose hors de nous qui excite cette émotion.

— Cessez, dit le vieillard, de développer avec de nouveaux détails ce que vous demandez dans une œuvre d’imagination. Un caractère de la jouissance que nous causent ces ouvrages, c’est que l’on jouisse sans demander rien. Car l’imagination elle-même ne peut demander, elle doit attendre ce qui lui est dispensé ; elle ne fait aucuns plans, elle ne se propose aucune direction ; elle est emportée et conduite par ses propres ailes, et, en se berçant çà et là, elle trace les plus merveilleux sentiers, dans une direction toujours changeante et nouvelle. Laissez d’abord ces singulières images se réveiller dans mon âme, pendant ma promenade accoutumée : ce soir, je vous promets un conte qui ne vous rappellera rien et vous rappellera tout. »

On donna congé au vieillard, d’autant plus volontiers que chacun espérait apprendre par Frédéric des détails et des nouvelles de l’incendie.

Conte.

Au bord de la grande rivière, qu’une forte pluie avait enflée et fait déborder, le vieux passeur était couché dans sa petite cabane, fatigué des travaux de la journée, et il dormait. Au milieu de la nuit, quelques voix retentissantes l’éveillèrent : des voyageurs demandaient à passer l’eau.

Lorsqu’il fut sorti devant sa porte, il vit se balancer sur sa nacelle amarrée deux grands feux follets, qui lui assurèrent qu’ils étaient fort pressés et qu’ils voudraient être déjà sur l’autre bord. Le vieillard n’hésita point ; il démarra, et, avec son habileté accoutumée, il traversa le fleuve, tandis que les étrangers chuchotaient ensemble dans une langue inconnue et très-rapide, et poussaient, par intervalles, des éclats de rire, en sautant çà et là, tantôt sur les bords et les bancs, tantôt sur le fond de la barque.