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« Je sais fort bien que, dès les premiers temps, il jeta les yeux sur moi. Il n’y avait rien de téméraire, car j’étais plus pauvre que lui ; mais il se retira, dès qu’il eut remarqué le penchant de son ami pour moi. Par son application soutenue, son travail et sa fidélité, il devint bientôt associé. Mon mari avait la secrète pensée de l’établir ici, lors de notre émigration, et de lui confier le reste de nos affaires. Bientôt après la mort de cet excellent ami, il se rapprocha de moi, et, depuis quelque temps, il laisse voir clairement qu’il prétend à ma main. Deux singuliers obstacles s’élèvent entre nous : d’un coté, il s’est constamment déclaré contre l’émigration ; de l’autre, il insiste vivement pour que nous établissions des machines. Ses motifs sont pressants : il se trouve dans nos montagnes un homme qui, s’il voulait abandonner nos métiers plus simples et en construire de plus compliqués, pourmit nous ruiner. Cet homme, trèshabile dans son industrie (nous l’appelons le rhabilleur), est attaché à une riche famille du voisinage, et l’on a lieu de croire qu’il songe à faire usage de ces machines perfectionnées pour lui et ses amis. On ne peut rien objecter aux raisonnements de mon associé, car on a peut-être déjà perdu trop de temps ; si les autres prennent les devants, nous serons obligés de les suivre dans la même voie, et avec désavantage. Voilà le sujet de mes angoisses ; voilà, excellent ami, ce qui vous fait paraître à mes yeux comme un ange du ciel. «

J’avais peu de choses consolantes à lui répondre ; le cas me paraissait si difficile que je demandai le temps d’y réfléchir.

« J’ai encore bien des révélations à vous faire, poursuivitelle, e’t ma situation vous paraîtra bien plus singulière encore. Je n’ai aucune aversion pour ce jeune homme, mais il ne remplacerait jamais mon époux, e’t ne saurait m’inspirer un véritable amour. (En parlant ainsi, Susanne soupira.) Cependant, depuis quelque temps, il me presse davantage ; ses propositions sont aussi amicales que sensées. La nécessité où je suis de lui donner ma main et l’imprudence d’une émigration, pour laquelle je sacrifierais l’unique et véritable moyen de salut, sont des choses incontestables ; et ma résistance, ma fantaisie d’émigration lui semblent s’accorder si peu avec mes autres idées en matière d’économie, que, dans une dernière conversation un