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Premier Péché

Les Vaillantes et les Lâches


— « Tu te souviens, Marie X… ? »

— Mais oui, parfaitement.

— Eh bien ! ma chère, ses parents sont morts, et figure-toi qu’elle gagne sa vie !  !  !…

— Hein ! que me dis-tu là… et moi qui devais l’inviter à venir passer quelque temps à la maison ; c’est maman qui m’aurait grondée !

— Je te crois, mais le plus fort, ma chère, imagine-toi qu’elle est reçue tout de même dans la meilleure société de Québec !

— Tu ne me dis pas ça !  !  ! »

Je regardai du coin de l’œil les deux jolies péronnelles qui me donnaient gratis une leçon de bêtise humaine, et je me demandai avec pitié, ce que feraient ces insignifiantes poupées, si le destin s’acharnait tout à coup à leur retirer parents et fortune. Je considérais ces fronts inintelligents, ces bouches insipides, et ces yeux de pies babillardes, sans cet éclair d’esprit qui donne tout le rayonnement à la physionomie, et elles jasaient… jasaient… Maintenant, je ne les écoutais plus, les bruits de la rue et le mouvement accéléré du tramway me rendaient un peu sourde. Parfois, m’arrivait encore un lambeau de phrase… mon Dieu, qu’elles étaient sottes !

Gagner sa vie !  !  ! Le grand mot était lâché, et avec quel mépris ! D’où venez-vous donc, vous qui ne savez pas encore qu’un préjugé sot et ridicule a été banni de chez nous, et que nous sommes loin du temps où une femme ne pouvait sans déchoir, demander au travail le pain libre : celui sur lequel ne pèse aucun impôt, celui de l’indépendance, pétri de nos mains, arrosé de nos sueurs souvent, mais toujours si bon, si réconfortant. Ah ! celui-là, on le mord avec une gourmandise heureuse, il est à nous, bien à nous, et nous éprouvons de cette liberté fièrement conquise, une jouissance extrême.

Gagner sa vie !  !  ! Mais, est-il titre plus glorieux que cette noblesse acquise par notre intelligence, notre force, notre courage ? Notre blason est sans tache, et quelles que soient les armes qui y sont gravées, elles méritent le plus profond respect ; inclinez-vous, ô femmes. Ayez le courage de renier les derniers préjugés ; voyez dans la vaillante qui lutte pour la vie, une sœur plus digne que vous, puisqu’elle a eu le sublime courage de descendre dans l’arène