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Premier péché

Ah ! le bonheur domestique, il le sent planer autour de lui, chaud et consolant ; ses lèvres avides reçoivent des baisers, son front s’éclaire de caresses… Il rêve, le pauvre hère, au bonheur à jamais perdu, et le désir d’être heureux se fait assez pénétrant pour le faire croire à une réelle vie ; et son âme en reçoit une inexprimable félicité.

Un grand frisson le secoue… La chambre est sombre et glaciale, la pipe est bien éteinte, la fumée, évanouie, et dans la plus nue tristesse, le vieux garçon est seul, anéanti, sur les décombres d’une vie qu’il n’a pas su vivre.

Laissons-le regretter…

***

Vieux garçons, oubliés dans le silence de vos retraites à jamais closes, pourquoi avoir fait tamiser à votre fenêtre les rayons printaniers ? Vous avez refusé leur éclat tiédissant, et l’ombre s’est faite lourde — une ombre où vous vous agiterez un jour dans l’espoir insensé d’étreindre un rêve détruit jadis. À l’âge où l’on ne vit plus que du passé, n’est-ce pas qu’elle est terne, la fatale heure vécue le soir près du foyer, où le grillon chanta ? Un jour, vous l’avez chassé, — il n’est pas revenu, vous ne l’avez plus rappelé — et aujourd’hui vous donnez des soupirs à son absence.

Pourquoi avoir refusé de la vie, ce qu’elle vous offrait jadis ? — et que vous chercherez follement ?… Allez, pauvres hommes, vous êtes bien libres de dédaigner la faiblesse, mais le sourire qui donne la joie vous manquera éternellement. La femme… pourquoi n’avoir pas compris plus tôt que Dieu l’a mise ici-bas, pour incarner la joie ?… Si elle coûte souvent des larmes terribles, — d’elle seule vient la consolation. Dans vos solitudes, les yeux clos, vous croyez entendre le frou-frou de sa robe : c’est comme une mélodie dont se réchauffe le cœur blasé. Ce petit bruissement-là remplit vos rêves, et vous êtes heureux de n’être plus seuls. Seuls toujours, êtes-vous nés pour vivre dans un désert ? Est-ce que tous les trésors d’amour que vous avez au cœur y resteront à jamais enfouis ? Ne sentez-vous pas un désir de prodigalité, et combien il vous serait bon d’ouvrir l’inexploré… à la tendresse vraie ?…

Vous, qui avez fui le bonheur, sa vision vous poursuivra toujours de son éternel reproche, ce sera la funeste hantise de vos soirées désertes, de vos nuits sans sommeil. Nous, qui ne savons pas toujours vous donner la joie — nous vous refusons le droit d’être heureux sans nous ! C’est la vengeance de vos ironies, de vos dédains, de vos délaissements, de vos craintes.