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les poiriers, les rossignols, mais avec les acajous et les cacatoès. J’étais à un faux rendez-vous : j’aurais dû consulter un agent, prendre un bon bateau. Si bien que chaque arbre, chaque oiseau, je clignais des yeux en les voyant, pour en faire apparaître un plus vrai à leur place ou leur enlever cette forme exotique qu’il faut cligner des yeux, en Europe, pour leur donner ; j’avais égaré le pain, le vin, les hors-d’œuvre ; j’avais égaré les hommes, les enfants, les femmes ; j’avais perdu les animaux, les légumes. Quel désordre !… Du haut du rocher, j’apercevais ces arbres à branches écrasées, ces lianes à bout perdu comme l’envers d’une tapisserie ; j’avais mis ma vie du mauvais côté ; j’avais retourné la mer sur sa surface déserte… J’attendais… Déjà dans ce temps éternel tout se dissociait de mon passé. Alors que, les premiers mois, j’avais gardé mes heures de prière, de repos, de repas, que je m’étais crue obligée chaque jour de déjeuner, de dîner, de souper,… maintenant je vivais de bananes ou de mangues heure par heure. J’avais au milieu de la nuit des heures de veille qui ne me semblaient pas prises sur le sommeil… J’attendais… Par bonheur les moments qui aiguisent l’attente en Europe n’existaient point ici. Pas de crépuscule, pas d’aurore. Nuit et jour se succédaient plus rapidement que