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parfums séparés. Enfin vers le soir le ciel s’ouvrit, et l’on vit au-dessus des mâts quelques vraies étoiles isolées et neuves comme celles qu’on aperçoit au cinéma quand s’ouvre le plafond de la salle. Le lendemain parut Madère, où le capitaine stoppa, sous le prétexte de renouveler de l’eau, en fait pour débarquer (à regret, car nous étions le 21 et il avait des pokers d’as tous les 22) le major Almira Peraira, gonflé d’argent, au milieu des jets de toutes les chaudières. Cela nous valut d’être traînés dans un panier du haut de l’île sur une piste en cailloux ronds. Déjà ce n’était plus l’Europe. Sur le square à gauche du wharf, les arbres étaient couleur de saule, le gazon bleu, les ruisseaux rouges. Les mendiants assiégeaient les églises, les vieillards comptant sur ceux qui entrent, les enfants ignorants sur ceux qui sortent. Les passagers achetaient du tabac, les passagères des timbres et l’on nous rendait des pièces de bronze si lourdes que nos vêtements étaient tendus. Dans un traîneau doré à bœufs, le vent souleva les rideaux pourpres et l’on vit le Norvégien embrassant Sophie Mayer. Les gamins étaient nus, c’est qu’ils étaient de bonne famille,… couverts de vêtements, c’est qu’ils avaient à s’approcher des Anglais, c’est qu’ils mendiaient. Sur les arbres, près de chaque grappe de raisin, il