Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/214

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La mer était à nouveau bleu de roi, colorée par ce dernier mort que personne ne pourra jamais retirer. Le vent allongeait vers moi un flot qui maintenant me semblait vide, un flot sans humain, cependant insistant. Tous ces signes par lesquels les chiens veulent annoncer que leur maître mort ou mourant est là, à côté, s’avançant d’un pas vers un inconnu, lui léchant les pieds, repartant d’un pas en arrière, se détournant vers une direction inutile, l’Océan me les faisait. Les fleurs de nuit sur Smith s’étaient flétries. Les oiseaux picoraient sur la plage les jeunes vers, et de chaque noix de coco qui tombait, dès qu’elle touchait terre, comme d’un obus partaient des flammes fulgurantes qui étaient les paradisiers. Le soleil, selon la pente des cadavres, atteignait déjà quelques visages, et me les désignait. Il fallait me hâter, déjà ces bêtes que je n’avais jamais vues dans l’île, arrivant du dernier cadavre d’oiseau à leur premier cadavre d’homme par un chemin souterrain, cloportes, nécrophores, surgissaient près de chacun, et près de chacun aussi, pour retarder ce dernier départ, les oiseaux qui croquaient les insectes… Je ne pouvais à temps creuser autant de tombes. Je décidai de jeter tous les corps dans la plus grande fosse de corail, et je commençais par les Allemands plus proches d’elle.