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Je sentais en rumeur toute cette agence du Pacifique qui veille aux enterrements d’une classe aussi haute. Je sentais partis, à vingt mille lieues à l’heure, les rayons qui allaient me le montrer plus livide, plus décharné, vert et indigne. Je me décidai donc, je le traînai jusqu’à la baignoire rouge, passant des rondins au-dessous de son corps pour qu’il roulât, et il laissa sur la grève, mais à contresens, l’empreinte d’un petit canot qu’on lance. Sous le poids de cet homme, jamais la trace de mes pas n’avait été aussi distincte et j’eus la même angoisse, à voir mes empreintes profondes, en me retournant, qu’à voir celles d’un inconnu.

J’avais faim. J’avais faim d’une faim nouvelle. Après le premier travail que j’eusse accompli dans l’île, à cause peut-être du seul contact avec cet Anglais carnivore, j’avais envie de plus que d’oranges et de bananes. J’étais désespérée mais j’avais soudain appétit, récompense au labeur, réconfort des enterrements, de pickles, de rosbeef, de poulet cocotte… Mes oiseaux tournaient autour de moi sans se douter du changement… Je voulus aller pêcher et griller des truites sur du charbon de bois. Soudain, comme je lançais à la mer un fruit rond qui m’avait heurtée, comme j’essayais en vain de chasser une abeille, comme je pensais