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mains aussi innocentes… La guerre, qui rend des nations entières ennemies soudain d’une couleur qu’elles éparpillent dans les champs pour l’exterminer, l’Allemagne du rouge garance, la Russie du vert turc, l’Italie du blanc… Tous ces chevaux de cuirassiers qui reviennent, chacun mangeant la queue de son chef de file, et dans l’escadron il n’y a plus de crins qu’aux casques ! Tous ces million d’hommes qui partent, choisissant des armes aseptisées et bien tranchantes, chacun s’encourageant lui-même, comme si chacun avait à se tuer lui-même… Guerre américaine sans doute, mais je n’arrivais pas cependant à calmer en moi l’Europe. Certes je voyais la France en paix, et pourtant je sentais déjà mes sentiments envers les autres pays, envers tous, vaciller, vaciller ; — je sentais je ne sais quel poison gagner cet amour que j’avais des Espagnols, cette confiance en les Anglais, cette amitié pour la Bavière, et Madrid et Londres et Munich, toutes rondes sur leurs plateaux, n’étaient plus que les cases d’une roulette effleurée sans cesse par une bille qui touchait maintenant Lisbonne, maintenant Tokyo. Ah ! je haïssais ce coup de canon, pour toujours peut-être interrompu, comme la voix d’une femme qui à la minute de sa mort révèle à son mari qu’un de ses amis l’a trompé, meurt juste avant d’avoir avoué