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en rochers grenat que j’apportais un à un de la colline, y retournant chaque minute comme vers l’encrier ceux qui n’ont pas de stylo. Du promontoire, je les voyais ensuite me parler comme des réclames… Mais les hésitations qu’on éprouve parfois en écrivant une lettre, je les ressentais pour chaque syllabe cette écriture géante. Point, de participes à accorder, mais l’orthographe des mots les plus communs me devenait bizarre. Je voulus les appeler tout haut : mais jamais pavillon rouvert après des siècles ne rendit des portraits et des meubles plus vermoulus que ne le fit ma mémoire après deux ans de silence. Table ! chaise ! bouteille ! ces modulations me paraissaient étranges, d’un son inconnu, ces mots prêts à m’échapper, à fuir. Je m’appelai moi-même, mon nom flottait autour de moi et ne m’habitait plus, je me tus pour ne point devenir quelque corps anonyme. J’appelai mes amies ; tirés par des attelages bizarres qui étaient les prénoms, les noms de famille parurent, durs et secs comme des objets. Non seulement le mot le plus familier ne me revenait qu’après un effort, mais, une fois prononcé, il semblait libéré, il devenait incolore, il n’agissait plus sur mon tympan. Je devenais sourde à l’Europe. Je résolus de me guérir. Je repris tous ces mots à leur enfance même, quand rien ne les