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voulais rêver. Cette passion dura des semaines entières. Ce n’était pas que mes rêves fussent variés, je n’éprouvais guère par eux qu’une émotion : cette volupté, inconnue de moi jusque-là, qui mélangeait les sentiments les plus contraires, et que j’appelais la désolation. C’était non la tristesse seule, mais la détresse avec tous les triomphes, le bonheur avec tous les désespoirs ; un sentiment de trouvaille sans égale et de perte irréparable, un sanglot qui gagnait comme un bâillement tous les visiteurs saugrenus que m’apportait la nuit : que ce fut Louis XI, me soulevant d’un geste d’affection qui me vouait pour toujours à mes rois, ou de pauvres amies de pension reniflantes, avec cette voix rauque et enrouée qu’on a quand un malade est sauvé. Mais toujours en Europe, et la seule différence avec des rêves européens était que le soleil y brillait. Maintenant encore je suis la seule personne qui voit le soleil en rêve.

Puis venait le réveil…

J’écoutais… Mais ce n’était point le pas d’un braconnier sur la route. Ce n’était point le meuglement d’une génisse qu’on amène au boucher, et qui se refuse de ses quatre sabots, pauvre bête mal renseignée, à la hauteur de l’épicerie. Ce n’était pas le poulet qu’on attrape encore au poulailler