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mettais le couvert, je brodais. J’empilais des assiettes, je coupais du pain. Toutes ces précautions pour soi-même, toute cette détresse aussi que donne à d’autres un rêve de Turkestan, de Ceylan, je les eus pour toute la journée de ces fourchettes, de ces assiettes, de ces verres. Le soir je m’étendis sous le même arbre, sur le même côté, dans l’espoir, sinon de visions plus actives, du moins d’un rêve qui me permettrait de revoir et de toucher les objets absents l’autre nuit, les huiliers, les coquetiers, les cuillers à poisson…

Je rêvai d’un homme.

Pas de raviers, pas de porte-couteaux. Un homme qui pleurait. Pas de couvert à salade, pas de compotier. Un grand jeune homme blond, avec de grands yeux noirs. Pas de fourchettes à huîtres. Un homme qui m’avouait tout. Il me tenait dans ses bras. Il me portait. C’était un rapt et en même temps un adieu éternel. Nous nous voyions pour la première fois et nous déchirions une éternité commune. Pour la première fois il m’étreignait, et nous avions tous les souvenirs d’un long amour. Pas de petits coins de verre pour glisser sous les assiettes les jours d’asperge ou d’artichaut, pas de bols. Mais un homme qui m’étreignait… Pas de cuillers en vermeil, de surtout en or. Mais ce frère fiancé qui pour la première fois me parlait