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J’étais le seul dépositaire de cette faible mémoire. Moi disparue, alors que pour moi-même je n’avais rien à craindre, alors que mon souvenir vivrait encore longtemps dans Bellac et par Simon dans Paris, moi morte, le dernier reflet de la vie de Calixte était anéanti. Parfois je me sentais plus responsable de ce souvenir à son terme que de mon existence même. Je l’entretenais de mille promesses. J’obligerais Loti à appeler un livre de son nom. Je ferais dire une messe haute devant les enfants de Marie et jeter le nom de Calixte à cinquante mémoires de petites filles, sûre que l’une le prendrait et le nourrirait de sa sève. J’obligerais les géographes à appeler Île Calixte mon île, ou même celle des mille dieux, et à le lier ainsi, dans les cours des philosophes, à l’idée de Dieu lui-même… J’étais plus qu’un savant qui hésite à se tuer parce qu’avec lui meurt une découverte, j’avais la clef, seule j’avais la clef d’une vie humaine. Un être par moi mourrait ou vivrait. C’eût été de la lâcheté envers lui, que de me laisser couler à fond, ou de me pendre, ou de désespérer… C’est ainsi que ce nom, qui le premier avait jeté sur moi du deuil, me soutenait au-dessus des tempêtes, et m’attachait à la terre, et me maintenait dans cette faible couche d’air, haute de deux mètres, où l’on vit…