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je n’avais été et ne serais jamais à mon retour qu’une esclave payante, m’égayait et m’enlevait toute prétention, même en cachette, à être dieu. Je sortais du rayon où malgré moi je m’étais logée, comme d’un déguisement.

Les mois passaient. J’avais vite appris à compter par lunes. Je me réjouissais des pleines lunes comme d’un salaire, comme chez nous des fins de mois, heureuse d’avoir roulé de mes yeux cette boule à la maturité. Mais déjà j’étais à l’étroit dans ces époques trop petites. Ce désir trimestriel de vagabondage qui me poussait autrefois aux couturières, aux modistes, je lui obéissais encore, c’était le désir de saisons ; mais je n’arrivais pas à en découvrir. Rien dans l’île qui m’eût permis encore de distinguer un automne ou un hiver. Parfois une frange rose aux feuilles d’un arbre semblait indiquer un arrière-printemps, un été à sa fin, mais l’arbre voisin n’en était que plus vert. Parfois la lune était mince et transparente, on voyait les étoiles au travers comme en été, mais le soleil n’était pas d’un degré plus fort, et tous deux ne vivaient pas ici aux dépens l’un de l’autre. On avait déposé au pied de chaque arbuste une année entière qu’il consumait lentement à sa guise. Je crus découvrir qu’une sorte de tilleul perdait son feuillage ; je m’en réjouis-