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devanture, n’était pas encore vendu. Le hall du café Luitpold était tout vide, on ne voyait que la plaine de marbre des tables, comme un cimetière anonyme, et un étudiant à cicatrices, la tête dépassant à peine, essayait seul d’y ressusciter. Le bar Tip-Top à mémoire multiple m’offrit dix-huit de mes reflets, mais la personne survivante que je cherchais pour clore l’hallucination s’obstinait à ne pas paraître. Je fis le tour des cafés où j’appartenais autrefois à des tables d’habitués, institutions qui ont coutume de donner au voyageur, plus que les Pyramides, le sentiment de l’immuable, quand il aperçoit à travers la vitre embuée et presque à travers ses larmes, au retour du Thibet, l’œil indifférent de l’égoïste chef de table… Mais en vain… Disparu à la Spatenbrau le Baurath et son fer spécial pour brûler la bière, qu’il me prêtait pour ferrer ma citronnade ; disparu à la Franziskaner le major von Podmer, et sa pipe à fourneau électrique ; disparu le professeur peintre Preuss, qui ne voulut jamais pour modèle qu’une Kellnerin et ne pouvait ainsi travailler, Dieu sait s’il en profita ! quand les cafés étaient ouverts. Tous ces gens en retraite qui n’avaient plus qu’à vivre ; disparus ! Les placards au-dessus des tables, qu’on réservait alors pour annoncer la fête de chaque habitué, étaient recouverts d’affiches invitant la Bavière à réclamer une marine de guerre et des colonies, car de tous les États allemands, c’est elle, si loin de la mer, et la principauté de Reuss, qui portent avec le plus d’éclat le deuil du Cameroun et de Togo. J’étais seul en Allemagne !… et machinalement, comme les jours où le Baurath m’avait délaissé pour chasser le chamois avec sa carabine à